Fin janvier, bien avant même que le Parlement européen dise "oui" à la directive sur le droit d'auteur, le Sénat français avait adopté à l'unanimité (343 voix pour et 0 voix contre) une proposition de loi qui vise à créer un droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse. « Ce texte pourra servir de base à une transposition rapide de la directive sur les droits d’auteur [qui était toujours débattu au niveau européen, NDLR], ou bien constituer les prémisses d’une législation nationale en cas d’échec », disait le sénateur David Assouline, rapporteur du projet de loi. Il dit avoir été particulièrement attentif à l’avis des représentants des éditeurs, des agences et des journalistes et que cette proposition « apporte enfin une réponse efficace à une situation profondément injuste ».
En résumé, le texte stipule que la reproduction ou la communication sous une forme numérique d’une publication de presse (y compris les photos et vidéos provenant d’un article de presse) ne devrait se faire sans une autorisation des titulaires de droits voisins. Cette mesure cible l'ensemble des « services de communication au public en ligne », c'est-à-dire les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les grandes plateformes en ligne, et de manière générale les sites internet.
Mardi, le projet de loi a été définitivement adopté après avoir eu la bénédiction des députés (81 voix pour et une voix contre). Toutefois, comme on s'y attendait, les hyperliens ne seront pas taxés. David Assouline avait en effet souligné dans son rapport que « la simple insertion d’un hyperlien pointant vers un article contenu sur un site en libre accès n’est pas constitutive en elle-même d’un acte de communication au public », et fait savoir que « plusieurs jurisprudences de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) ont défendu cette liberté fondamentale de « lier » les contenus entre eux ». En plus, selon lui, cela « ne pose pas de difficultés en termes économiques pour les titulaires de droits, lesquels bénéficient au contraire, par le mécanisme de l’indexation, de visites sur leurs sites qu’ils sont en mesure de convertir en abonnements ou bien de monétiser par la publicité ».
« La loi indique clairement que les éditeurs de presse ne peuvent interdire les liens hypertextes, l’utilisation de mots isolés ou l’utilisation de très courts extraits d’une publication de presse », explique l'ASIC (Association des Services Internet communautaires) dans un communiqué. L'organisation française regroupant les acteurs du web 2.0 regrette toutefois qu'il y ait des zones d'ombre. Lors des discussions, l’ASIC avait par exemple demandé que le concept de "très courts extraits" puisse faire l’objet d’une définition plus précise, mais le gouvernement et le Parlement ont préféré confier cette tâche au juge. La loi française ne clarifie pas non plus la question de l’exclusion automatique des contenus mis en ligne directement par les éditeurs de presse sur les diverses plateformes, c'est-à-dire si le droit voisin est applicable lorsque les éditeurs de presse publient eux-mêmes sur les plateformes des articles qui sont partagés par les internautes.
En outre, l'ASIC regrette que ni la loi, ni aucun texte ne viennent délimiter clairement le périmètre d’application de ce nouveau droit. « Au regard des débats au Parlement et de la lettre même de la loi, la question demeure de savoir si des contenus qui ne seraient pas d’information politique et générale entrent dans le périmètre de ce nouveau droit – voire, quand bien même ils y entreraient, s’ils seraient légitimes à recevoir une rémunération », dit-elle.
La nouvelle loi pourrait être promulguée au Journal officiel dès la semaine prochaine, puisqu'il n'y a aucune saisine du Conseil constitutionnel à l'horizon. Mais ce serait encore loin d'être gagné pour les éditeurs de presse. En effet, l'adoption de ce projet de loi ne fait qu'ouvrir la voie à un probable bras de fer entre la presse et les grandes plateformes numériques, une situation qui pourrait d'ailleurs détériorer la situation financière des éditeurs de presse qui tirent profit de ce que leurs articles soient relayés par les plateformes. Les géants comme Google seront-ils prêts à payer ne serait-ce qu'un centime à la presse ?
Rappelons l'échec des lois similaires en Allemagne et en Espagne. En Allemagne, le jour même de son entrée en vigueur, Google a répliqué en introduisant une politique selon laquelle les sites d'actualités devaient accepter explicitement que leurs contenus soient affichés dans Google Actualités ; ce que la plupart des grands éditeurs allemands ont accepté de faire. Pour cela, Google a été poursuivi en justice devant un tribunal de Berlin par une société allemande de gestion des droits d'auteur. Mais le tribunal s'est contenté de renvoyer l'affaire devant la Cour européenne de justice. En Espagne, cela a simplement entraîné la fermeture de Google Actualités dans le pays, laquelle fermeture a entrainé une baisse importante du trafic de nombreux sites d'actualités. Cela indique que le géant de l'Internet ne sera pas prêt à rémunérer les médias pour diffuser leurs contenus, une position que Google a réaffirmée au mois de janvier en avertissant qu'il envisageait de fermer son service Google News en Europe en réponse à la taxe sur les liens.
En plus, comme l'explique l'ASIC, « la loi laisse à chaque éditeur et agence, individuellement, le soin de choisir la manière dont son contenu peut être utilisé. L’éditeur est ainsi libre de donner ou non son accord pour une utilisation qui dépasserait l’exception prévue par le texte. L’éditeur est aussi libre de demander ou non une rémunération pour les usages qu’il autoriserait. » Comme en Allemagne, on peut donc arriver à une situation où bon nombre d'éditeurs donnent leur accord pour que leurs contenus soient relayés par les plateformes numériques, à moins que les éditeurs et agences de presse français parlent un même langage et s'unissent pour négocier des accords favorables avec les plateformes numériques.
Source : ASIC
Et vous ?
Qu'en pensez-vous ? Cette loi ne va-t-elle pas aggraver la crise de la presse en la privant d'une partie de ses revenus ?
Voir aussi :
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