La Grande École du numérique, qui n’est pas un établissement d’enseignement, remplit sa mission statutaire en donnant un label et en finançant des formations professionnelles au moyen des crédits du deuxième programme d’investissements d’avenir (PIA 2) lancé en 2014, puis du plan d’investissement dans les compétences (PIC) lancé en 2017, qui lui sont délégués. Nonobstant les réserves formulées sur le positionnement et sur la gestion de ce groupement d’intérêt public, son objectif statutaire correspond à un besoin patent, tant pour l’économie que pour le soutien à l’emploi, de formations aux métiers du numérique pour les personnes éloignées du monde du travail.
La Cour estime que « la forte sélectivité des études conduisant aux métiers du numérique en limite l’accès, au détriment des jeunes confrontés à des difficultés scolaires. Pourtant le nombre de jeunes diplômés en formation initiale dans ces métiers (moins de 5 000 par an) reste très insuffisant au regard des besoins des entreprises, qui ne pourront que s’accroître dans un proche avenir ».
Pour elle, dans un tel contexte, les règles applicables au financement de la formation professionnelle continue ont semblé peu adaptées aux acteurs institutionnels pour soutenir des formations émergentes dans les métiers du numérique, a fortiori s’agissant de publics en difficulté scolaire ou éloignés de l’emploi. En effet, le code du travail, en son article L.6316-1 1 , subordonne l’octroi de financements publics aux organismes de formation, à une certification réglementée permettant d’attester de la qualité du service rendu. En outre, ces publics sont plutôt dirigés vers les formations certifiantes ou qualifiantes, qui permettent un accès au marché du travail par l’acquisition de compétences inscrites au répertoire national des certifications professionnelles ou au répertoire spécifique.
Or, les formations au numérique peinent, en raison de leurs spécificités, à s’inscrire dans ces répertoires. En effet, note la Cour, les classifications institutionnelles des métiers associent au secteur du numérique un champ étroitement borné. Celui-ci inclut notamment l’informatique et les télécommunications, alors que les compétences numériques imprègnent, de façon bien plus transversale et marquée, l’ensemble de l’économie. En outre, l’enregistrement d’un titre de formation dans les répertoires nationaux nécessite l’analyse d’au moins deux promotions de titulaires du projet de certification. Il suppose par conséquent que l’offre et le contenu de la formation soient stables (même si des assouplissements sont intervenus pour les métiers émergents ou en forte évolution).
Les organismes de formation au numérique, pour les publics éloignés de l’emploi, parfois de création récente, délivrent des enseignements spécialisés. Ils adoptent usuellement des méthodes pédagogiques souvent différentes de celles prévues par le cadre réglementaire de la formation professionnelle, telles que la formation de pair à pair, la pédagogie en projet d’entreprise ou l’adaptation des examens et du contrôle continu.
En créant la Grande École du numérique, les pouvoirs publics ont souhaité pallier cette inadéquation, avec l’ambition de bâtir un réseau de formations labellisées et progressivement reconnues afin de permettre, au plus grand nombre, un meilleur accès aux financements publics alloués à ces formations. À cette fin, trois appels à projets ont été conduits, soit par la Grande École du numérique, soit par l’administration sous son label. Ils ont permis de labelliser près de 750 formations, dont 600 ont été financées pour un montant total d’environ 48 M€ en autorisations d’engagement.
Selon le GIP, l’École a ainsi financé sur trois ans la formation de près de 28 000 stagiaires, en majorité âgés de moins de 30 ans et peu ou pas diplômés : 24 % sont des femmes et 17 % des bénéficiaires sont issus des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Selon les données déclaratives figurant dans les rapports d’activité du GIP, ces formations auraient eu un impact tangible sur le parcours professionnel des personnes bénéficiaires d’une formation. Ainsi, 85 % des apprenants en 2018 et 74 % en 2019 auraient bénéficié d’une embauche à l’issue de leur formation, dont 20 à 30 % en contrats à durée indéterminée.
La Cour estime qu’il y a lieu toutefois de relever que ces données déclaratives ne reflètent que partiellement la situation des personnes formées, car, pour 27 % d’entre elles en 2018 et 33 % en 2019, leur situation, trois mois après la formation, n’est pas connue. D’autre part, les abandons en cours de formation ne font pas l’objet d’un suivi alors que le taux d’abandon s’élevait à 20 % en 2018 et 11 % en 2019. Au surplus, les taux affichés de sortie positive ne permettent pas de distinguer le niveau de qualification initiale des bénéficiaires des formations. Afin d’obtenir une connaissance fiable et objective des embauches en fin de formation, le GIP a annoncé avoir récemment conclu un marché avec le centre d’études et de recherche sur les qualifications (Cereq) ainsi qu’un partenariat avec la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares).
Des lacunes et des irrégularités dans la mise en œuvre des missions
Le fonctionnement du GIP a été, dès l’origine, obéré par l’urgence qui a présidé à sa création, ainsi que par la volonté des pouvoirs publics de procéder aux premières procédures de labellisation et de financement un an avant la constitution juridique du groupement. Dans ce contexte, la direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et de la vie associative avec le Fonds d’expérimentation de la jeunesse, ainsi qu’une équipe de préfiguration, ont été appelées à prendre directement en charge les premières campagnes de labellisation et de financement des formations sur les fonds du PIA2 à partir de 2015.
Au cours de la période 2017 à 2019, examinée par la Cour, la mise en œuvre des missions du GIP apparaît grevée de nombreuses lacunes, voire d’irrégularités, que les origines chaotiques du groupement n’expliquent que partiellement.
Un système de conventionnement critiquable, en droit et en gestion
Les modalités de financement des organismes de formations retenues par l’administration, puis par le GIP après sa création, s’écartent de la règle de droit et s’avèrent peu protectrices des deniers publics.
Ainsi, l’usage systématique de la subvention, au détriment des procédures de commande publique, soulève-t-il des interrogations au regard des normes applicables et des pratiques courantes en matière de formation professionnelle. Le GIP est, en effet, un pouvoir adjudicateur au sens des dispositions de l’article L.1211-1 du code de la commande publique3 et ses financements sont très concentrés, pour un tiers de leur montant, au bénéfice de quelques entreprises intervenant sur un champ concurrentiel. Au cas d’espèce, et pour un nombre important de financements octroyés par le GIP, il existe une forte présomption de rattachement au champ de la commande publique, et non à la sphère des subventions. Tel est, en effet, le cas lorsque le financement correspond à un besoin propre exprimé au préalable par une autorité publique, et constitue la contrepartie d’une prestation de service au profit de l’administration qui la finance. C’est ce qu’a rappelé une circulaire du Premier ministre du 29 septembre 2015 au vu des textes et de la jurisprudence. Or, une part très significative des financements accordés à des organismes de formation correspond à des prestations acquises par le GIP pour mettre en œuvre ses missions statutaires et elle aurait dû faire l’objet de marchés publics.
La Cour a constaté que nombre des conventions signées, au vu des montants de financements accordés, méconnaissaient les règles portées par l’article 107 §1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatif aux financements et aides accordées aux entreprises, à compter d’un certain seuil, dit de minimis, arrêté par la Commission par un règlement du 18 décembre 2013 et entré en vigueur le 1er janvier 2014. Certes, les aides accordées au titre de la formation font aujourd’hui l’objet d’un règlement général d’exemption4 , et d’un régime spécifique d’exemption de notification enregistré par la Commission sous la référence SA.40207 et en vigueur jusqu’au 31 décembre 2020. Ce régime d’exemption est toutefois lui-même assorti de conditions et il ne s’applique pas au-delà d’un seuil de financement de 2 M€ de financement « par projet de formation ». Or, ce seuil a été, dans plusieurs cas, dépassé par la Grande École du numérique.
Une gouvernance à réformer, un suivi de l’État à renforcer
Du fait des enjeux, ainsi que des difficultés de gestion constatées, il paraît nécessaire, quelles que soient les réformes à envisager, de réexaminer le rôle des instances, mais également de rendre plus robuste et précis le suivi par l’État de l’activité du GIP.
Un premier point, majeur, se rapporte à la distinction, insuffisamment précis, à faire entre l’assemblée générale du groupement et son comité de labellisation. Ce comité est chargé « de proposer au directeur le classement des formations à labelliser ainsi que le financement accordé » (article 12, alinéa 2 de la convention constitutive). C’est donc sur son avis que le directeur du GIP est habilité à signer les conventions de labellisation et de financement. Toutefois, la convention constitutive prévoit que le directeur « peut saisir l'assemblée générale pour valider le classement des formations à labelliser et le financement proposé par le comité ».
Il y a là une confusion préjudiciable puisque le comité de labellisation doit garantir l’impartialité des choix, ainsi que la pertinence et la qualité des financements accordés, à l’instar des jurys et comités d’experts indépendants institués pour les financements sur crédits du PIA.
Tel n’est pas réellement le cas pour la Grande École du numérique. En effet, la composition du comité de labellisation n’a été fixée que par une délibération du 22 mars 2018, soit postérieurement à la deuxième procédure de labellisation portant sur une dépense de 10 M€, dont la régularité est, dès lors, affectée. De plus, selon cette délibération, « le comité de labellisation est composé des membres de l’assemblée générale ». Cette identité de composition des deux instances conduit, de fait, à priver le GIP d’avis extérieurs et indépendants pour labelliser des projets de formation et octroyer des financements importants. Il conviendrait donc de mettre un terme à cette situation. Il importe d’établir une distinction claire entre les compétences respectives du comité de labellisation, auquel doivent être associés des experts extérieurs au GIP, de l’assemblée générale et du directeur du groupement.
Sur un deuxième plan, le GIP devra veiller, avec les services de l’État, à respecter pleinement les règles déontologiques que ses missions imposent. Une charte de déontologie a certes été adoptée par le groupement le 2 décembre 2017. Elle pose les obligations faites aux dirigeants et membres des instances et a pour objet de prévenir les conflits d’intérêts.
Pour autant, cette charte n’a été que partiellement appliquée au sein de la Grande École du numérique.
Ainsi, aucune déclaration d’intérêt et d’activité n’a-t-elle été établie par les membres des instances dirigeantes. La procédure de déport, lors des réunions du comité de labellisation ou de l’assemblée générale, n’a été que très partiellement mise en œuvre. Elle repose sur la seule initiative des membres, alors que des risques de confusion d’intérêt ont été relevés par la Cour.
La Cour estime qu’il serait souhaitable que le président et le directeur du GIP soient inclus dans la liste des dirigeants publics soumis à une obligation de déclaration auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, compte tenu de l’importance des fonds maniés à ce jour.
Une réorientation nécessaire de l’action de la Grande École du numérique
La création de la Grande École du numérique a correspondu à un besoin incontestable et le label qu’elle délivre est désormais reconnu par les acteurs du secteur du numérique. Toutefois, les lacunes mises au jour par la Cour invitent à examiner des hypothèses d’évolution du GIP pour la prochaine période.
Un premier scénario viserait à circonscrire la mission de la Grande École du numérique à la labellisation et au financement de projets innovants de formation pour lesquels les organismes de formation ne sont pas en mesure de bénéficier de fonds publics de la part des acheteurs institutionnels. Ce rôle, centré sur l’innovation en matière de formations au numérique pour des publics éloignés de l’emploi, conduirait à resserrer les effectifs du GIP et à approfondir leurs compétences afin de disposer d’une réelle expertise sur les enjeux de formation au numérique, tant actuels que prospectifs. Le GIP serait ainsi habilité à labelliser et à financer, le cas échéant sous forme de subventions, un nombre restreint de projets émergents dont il aurait reconnu la pertinence, avec l’objectif d’accompagner les organismes vers les financements de droit commun de la formation professionnelle.
Un second scénario qui semble à privilégier, consisterait à limiter l’activité de la Grande École du numérique à la seule mission de labellisation, sans octroi de financements aux organismes de formation, considérant que la phase d’amorçage est désormais achevée. Au regard de la notoriété réelle du label, les campagnes de labellisation auraient pour objectif d’inciter les financeurs de la formation professionnelle à cibler leurs moyens sur le réseau des formations de la Grande École du numérique. Dans ce cadre, la GEN se concentrerait sur l’identification des métiers nouveaux et des formations adaptées aux publics éloignés de l’emploi. Cela permettrait d’écarter tout risque de gestion associé au financement des organismes de formation professionnelle. Ce choix imposerait de renforcer l’expertise au sein de cette structure. Dans cette hypothèse, le maintien de la mission de labellisation pourrait d’ailleurs être envisagé sans qu’elle soit portée par un opérateur ad hoc. Cette mission pourrait ainsi être confiée au ministère du Travail ou à France compétences, sous réserve de l’attribution des moyens humains nécessaires.
Recommandations de la Cour
Sans préjuger des arbitrages sur les scénarios d’évolution ainsi exposés, et donc à droit constant au vu des constats effectués, la Cour formule les recommandations suivantes :
- Recommandation n° : (Grande École du numérique [GEN]) : clarifier, par une modification de la convention constitutive, la définition des publics cibles et les objectifs précis de ciblage des formations sur ces derniers ;
- Recommandation n° 2 : (GEN) : modifier la convention constitutive de la Grande École du numérique afin de clarifier les compétences respectives de l’assemblée générale, du comité de labellisation et de la directrice générale, en matière de labellisation des formations et de sélection des organismes financés, et de prévoir la nomination de personnalités qualifiées extérieures au GIP au sein du comité de labellisation ;
- Recommandation n° 3 : (GEN) : appliquer la charte de déontologie et définir un dispositif de déclaration des intérêts des membres des organes de gouvernance ainsi qu’une procédure de déport ;
- Recommandation n° 4 : (Ministère chargé du travail) : soumettre le président et le directeur général du GIP à l’obligation de procéder à une déclaration d’intérêts et à une déclaration de situation patrimoniale auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique afin de prévenir les conflits d’intérêts ;
- Recommandation n° 5 : (GEN) : sans préjuger d’une évolution du régime de fonctionnement du groupement, définir et appliquer une doctrine d’intervention distinguant les cas de figure donnant lieu à attribution d’une subvention et ceux nécessitant l’exécution d’un marché public ;
- Recommandation n° 6 : (GEN) : définir une procédure interne pour assurer le respect des dispositions communautaires relatives aux aides d’État aux entreprises ;
- Recommandation n° 7 : (Ministère chargé de la jeunesse, Caisse des Dépôts et Consignations) : formaliser par une convention le mandat confié à la Grande École du numérique pour le suivi des conventions du premier appel à labellisation, qui demeurent de la seule responsabilité du ministère chargé de la jeunesse et de la Caisse des Dépôts et consignations ;
- Recommandation n° 8 : (Ministères chargés du travail, des comptes publics et de l’enseignement supérieur, Agence nationale de la cohésion territoriale) : désigner un commissaire du Gouvernement et soumettre effectivement le groupement au contrôle économique et financier de l’État ;
- Recommandation n° 9 : (Ministères chargés des comptes publics et du travail) : soumettre les rémunérations des agents du groupement au contrôleur budgétaire et comptable ministériel compétent, au titre de l’exercice du contrôle économique et financier ;
- Recommandation n° 10 : (Ministère chargé du travail, Secrétariat général pour l’investissement) : solliciter le SGPI pour la mise en œuvre d’une démarche d’évaluation et permettre sa représentation au sein de l’assemblée générale en tant qu’organisme qualifié.
Source : Cour des comptes
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