Le problème avec cette revue est son accès « fermé ». Ses articles ne seront pas mis à disposition de tous puisqu'il faudra payer pour y accéder. C'est cette situation que dénonce la communauté de l'intelligence artificielle dans un texte qui a été signé - au moment de la rédaction de l'article - par plus de 3000 chercheurs, dont de nombreux chefs de file de l'industrie et du milieu universitaire.
« Il n’y a pas de place » pour ce type de publication « dans le futur de la recherche sur l’apprentissage automatique », peut-on lire dans leur message. Cela serait, selon eux, « un retour en arrière ». « En revanche, nous accueillerons à bras ouverts de nouvelles revues ou conférences sur l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique dont l’accès serait ouvert et gratuit », ont-ils écrit. Parmi les signataires du texte, on compte de nombreux employés des grandes entreprises du Web, des membres de célèbres institutions comme le MIT ou Harvard, et les plus grands noms du secteur comme Yann LeCun, responsable des laboratoires de recherche en IA de Facebook, le pionnier du deep learning Yoshua Bengio ou encore Jeff Dean, cofondateur du projet Google Brain. Neil Lawrence, professeur de machine learning à l'Université de Sheffield et directeur Machine Learning chez Amazon, fait également partie des signataires. Précisons qu'il est le fondateur de la revue gratuite Proceedings of Machine Learning Research, qui a publié à ce jour près de 4000 articles dans le domaine.
Neil Lawrence explique les raisons de la protestation
Dans une tribune du quotidien The Guardian, Neil Lawrence explique pourquoi ils protestent contre la prochaine revue de l'éditeur Springer Nature. Pour lui, avant tout, ce n'est pas de bonne augure que de publications payantes fassent leur apparition dans le domaine alors que la communauté a déjà su mettre en place un modèle d'accès gratuit : « L'apprentissage automatique est un domaine jeune et technologiquement astucieux. Il n'a pas les traditions historiques d'autres domaines et ses universitaires n'ont pas vu le besoin du modèle de publication à accès fermé. La communauté elle-même a créé, rassemblé et revu les recherches qu'elle a menées. Nous avons utilisé Internet pour créer de nouvelles revues disponibles gratuitement et sans frais pour les auteurs. L'ère des abonnements et des volumes avec couverture en cuir semblait être derrière nous », dit-il.
Neil Lawrence explique également que le public paie déjà les taxes qui financent la recherche, alors les gens ne devraient pas payer à nouveau pour lire les résultats de la recherche, sachant qu'en plus ces recherches profitent aussi aux chercheurs des universités moins bien financées. « L'Université de Makerere à Kampala, en Ouganda, [devrait avoir] autant accès à la principale recherche sur l'apprentissage automatique que Harvard ou le MIT », dit-il, en ajoutant que la capacité de payer ne devrait plus déterminer la capacité d'en profiter.
Il estime que l'apprentissage automatique a démontré qu'un domaine académique peut non seulement survivre, mais prospérer, sans la participation des éditeurs commerciaux. Mais cela n'a pas empêché les éditeurs traditionnels, comme Springer Nature, d'entrer sur le marché. « Notre succès a attiré leur attention », dit-il.
Neil Lawrence, directeur Machine Learning chez Amazon
Mais qu'est-ce qui pousserait les auteurs et les lecteurs vers un journal à accès payant alors qu'il y a déjà un modèle ouvert pour partager les résultats de recherche ? Comme l'explique le directeur Machine Learning d'Amazon, la diversité et la quantité des recherches universitaires font qu'il est difficile pour un chercheur dans un domaine d'évaluer le travail dans un autre. Et parfois, la publication dans un journal de marque est regardée comme un indicateur de la qualité du travail. C'est ce qui pourrait pousser les lecteurs à aller vers des revues payantes. Aussi, lorsque les universitaires recherchent une promotion, avoir des articles dans un « journal de marque » peut être d'une grande aide ; cela pourrait donc les amener également à publier leurs travaux dans des revues « de marque ». Et c'est là que les éditeurs académiques comme Springer Nature entrent en jeu, mais avec un accès fermé pour générer des revenus sur les travaux des chercheurs.
Toutefois, « beaucoup de membres de notre communauté de recherche voient la marque Nature comme un mauvais indicateur de la qualité académique », explique Neil Lawrence. « Nous résistons à l'intrusion de la publication à but lucratif dans notre domaine. » Cette résistance consistera boycotter la prochaine revue de Springer Nature. C'est-à-dire qu'à travers leur signature, ces milliers de chercheurs décident de ne ni soumettre d'articles ni participer pas à l’indispensable processus de relecture critique des articles par les pairs qui vont soumettre leurs travaux au journal Nature Machine Intelligence.
En réponse à cette protestation, un porte-parole de Nature Machine Intelligence a expliqué que des titres comme le sien « impliquaient un travail éditorial substantiel », et nécessitaient donc des financements. « Nous pensons que la façon la plus juste de produire ces revues, et d’assurer leur survie à long terme comme ressource pour la communauté la plus large possible, est de partager ces coûts entre de nombreux lecteurs – et pas seulement de les faire porter à quelques auteurs seulement. »
Faut-il mettre fin à l'accès payant aux publications de recherche ou encourager les sites illicites comme Sci-Hub ?
L'accès gratuit aux publications de recherche n'est pas un nouveau débat et il ne se limite pas au domaine de l'intelligence artificielle. Ce business model, très lucratif et contrôlé pour moitié par seulement cinq entreprises (Reed-Elsevier, Springer, Wiley-Blackwell, Taylor & Francis, et Sage) existe depuis longtemps et a toujours fonctionné pour les éditeurs académiques, même si les universitaires et organismes de recherche ne semblent pas être d'accord.
Le modèle de la diffusion des articles de recherche par abonnements, dont les prix augmentent fortement, exploite en effet le travail des chercheurs (écriture ou relecture critique d'articles) sans rétribution. Ce qu'ont dénoncé, il y a juste six mois en France, des dizaines d’universités, d’organismes de recherche, d’éditeurs et de spécialistes de l’information scientifique et technique, en signant l'appel de Jessieu, pour en finir avec le modèle de diffusion d'articles de recherche. La solution qu'ils ont préconisée pour sortir de ce modèle est celle de la science ouverte, c’est-à-dire l’accès gratuit aux publications. Mais parfois, avec cette solution, ce sont les auteurs qui paient pour publier (jusqu’à 5000 euros) afin que leurs articles soient disponibles gratuitement. Faut-il donc se tourner vers les sites illicites comme Sci-hub qui fournissent un accès libre à des articles scientifiques obtenus par web scraping en contournant les paywalls classiques des éditeurs académiques ?
Sources : The Guardian, Le Monde, Oregon State University, Le Monde (Appel de Jussieu)
Et vous ?
Que pensez-vous de cette protestation contre la prochaine revue de Springer Nature sur l'IA ?
Êtes-vous de l'avis de ceux qui pensent que la recherche doit-être disponible gratuitement pour tous ?
Avez-vous souvent recours à des sites illicites comme Sci-Hub pour trouver des articles de recherche gratuitement ? Pourquoi ?
Par quels moyens publiez-vous vos recherches académiques ?
Que pensez-vous du business d’accès payant aux publications d’articles de recherche ?
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