En effet, le logiciel d’Interactive Brokers ne pouvait pas faire face au passage à des prix négatifs, même s'il était toujours techniquement possible – même si c'était une idée inhabituelle avant la pandémie – que le marché du brut se renverse. Ce qui faisait que ses clients naviguaient à l'aveuglette, incapables de voir que les prix étaient devenus négatifs ou, dans d'autres cas, bloqués dans leurs investissements et empêchés de négocier. L’un des clients du courtier qui a vécu l’expérience inattendue du passage du prix du brut au négatif est Syed Shah, qui achète et vend habituellement des actions et des devises par l'intermédiaire de son compte Interactive Brokers et qui n'a pas pu résister à la baisse des prix du pétrole le 20 avril.
Thomas Peterffy, fondateur d'Interactive Brokers
Le day trader de la banlieue de Toronto, n’avait jamais imaginé qu'il pouvait perdre dans ces conditions, car il n’a dépensé que 2 400 dollars pour acheter du brut à 3,30 dollars le baril, puis 50 centimes. Shah a ensuite procédé à ce qui semblait être l’affaire du siècle en achetant 212 contrats à terme sur le West Texas Intermediate pour un prix étonnant. Cependant, il s’est trouvé que, alors que le brut était en fait autour de 3,70 dollars le baril, l'écran de Shah le lui présentait à 1 centime. Et Interactive Brokers ne lui a jamais affiché un prix inférieur à zéro alors que le pétrole n'a cessé de plonger ce jour-là pour finir la journée à -37,63 dollars le baril.
Bloomberg a rapporté qu’à minuit, Shah a reçu la nouvelle de sa facture salée d’un montant de 9 millions de dollars qu’il devait à Interactive Brokers. Il avait commencé la journée avec 77 000 dollars sur son compte. « J'étais en état de choc », a déclaré le day trader lors d'une interview téléphonique accordée à Bloomberg. « J'avais l'impression que tout allait m'être retiré, tous mes biens », a-t-il ajouté.
Selon Bloomberg, le problème s’est aggravé par le fait que les chiffres négatifs ont également fait exploser le modèle utilisé par Interactive Brokers pour le calcul du montant de la marge – ou de la garantie – dont les clients avaient besoin pour sécuriser leurs comptes. Ce qui explique en grande partie pourquoi Shah a perdu un montant incroyable en quelques heures.
En ce qui concerne les contrats à terme, le day trader de Mississauga, au Canada, a acheté les cinq premiers à 3,30 dollars chacun à 13h19. Au cours des 40 minutes suivantes, il en a acheté 21 autres avec le dernier pour 50 cents. Selon Bloomberg, Shah a essayé de passer un ordre à un prix négatif, mais la plateforme d’Interactive Brokers l'a rejeté, ce qui l'a convaincu qu'il n'était pas possible que le pétrole descende au-dessous de zéro. À 14h11, il a placé cette transaction de rêve devenu cauchemar à un centime.
Mais plus tard dans la nuit, il a vu aux nouvelles que le pétrole avait plongé au prix jamais vu de -37,63 dollars le baril. Bloomberg a rapporté qu’il a essayé frénétiquement de contacter le service support de la firme, mais personne ne pouvait l'aider. C’est suite à cela que Shah a pris connaissance de l’importante perte qu’il a subie au cours de la journée pendant qu’il se fiait à des indications erronées de son écran.
Thomas Peterffy, le président et fondateur d'Interactive Brokers, a expliqué deux jours après dans une interview que la descente en zone négative du prix du brut a dévoilé des bogues dans le logiciel de sa société. « C'est une erreur de 113 millions de dollars de notre part », a déclaré le milliardaire de 75 ans dans une interview mercredi 22 avril. Jusqu’à la semaine dernière, sa société a révisé son estimation des pertes maximales à 109,3 millions de dollars. Au lendemain de la journée de passage au négatif des prix, Interactive Brokers avait estimé d’abord qu'il avait perdu 88 millions de dollars suite à l'incident.
Les clients seront sauvés, a déclaré M. Peterffy. « Nous rembourserons sur nos fonds propres nos clients, qui étaient bloqués avec une position longue pendant que le prix était négatif, toute perte subie au-dessous de zéro », a-t-il indiqué.
Un autre client a vu son écran de négociation se figer et le flux des prix devenu noir
Les bogues d’Interactive Brokers n’ont pas pénalisé seulement que ses clients de l'Amérique du Nord. Manfred Koller, un autre client de la société de courtage en ligne qui vit près de Francfort en Allemagne, a connu des problèmes similaires à ceux auxquels Shah a dû faire face. Koller, qui négocie depuis son ordinateur personnel au nom de deux amis, n'a pas non plus vu les pris négatifs du brut s’afficher sur son écran à cause des pannes du logiciel.
Selon Bloomberg, Koller avait acheté ce jour-là des contrats pour ses amis sur Interactive Brokers à 11 dollars, puis entre 4 et 5 dollars. Mais juste après 14 heures (heure de New York), son écran de négociation s'est figé. « Le flux des prix est devenu noir, il n'y avait plus d'offres ou de demandes », a-t-il déclaré dans une interview, selon Bloomberg. Pourtant, pour autant qu'il le sache à ce moment-là, d'après son compte Interactive Brokers, il n'avait pas à s'inquiéter de la fermeture de la bourse pour la journée.
Une capture d'écran du message qu'un client d'Interactive Brokers a reçu lorsqu'il a essayé de négocier du pétrole après que celui-ci soit devenu négatif.
Mais sa surprise fut grande lorsqu’Interactive Brokers lui a envoyé un avis lui indiquant qu'il devait 110 000 dollars, selon Bloomberg. « Ce n'est certainement pas ce que vous voulez faire, perdre tout votre argent en 20 minutes », a déclaré Koller.
Un autre bogue du logiciel d’Interactive Brokers concernait le montant d'argent, connu sous le nom de marge, que la société exigeait de ses clients pour effectuer des transactions. Il s'agit d'une mesure de risque essentielle pour s'assurer que les traders ne perdent pas plus que ce qu'ils peuvent se permettre. Pour les 212 contrats pétroliers que Shah a achetés pour 1 cent chacun, le courtier n'exigeait que son compte dispose de 30 dollars de marge par contrat.
C'est comme si Interactive Brokers pensait que la perte potentielle d'un achat à 1 centime était de 1 centime, plutôt que la baisse presque illimitée qu'impliquent des prix négatifs, a dit. « Il semble qu'ils ne savaient pas que cela pouvait arriver », a-t-il ajouté. Mais, selon Bloomberg, tout le secteur savait que les contrats pétroliers de référence de CME Group Inc. pouvaient devenir négatifs.
Par ailleurs, cinq jours avant le chaos, le propriétaire du New York Mercantile Exchange, où la négociation a eu lieu, a envoyé un avis à toutes ses sociétés membres les informant qu'elles pouvaient tester leurs systèmes en utilisant des prix négatifs. « Les entreprises qui souhaitent tester ces prix négatifs dans leurs systèmes peuvent utiliser les environnements de test "New Release" du CME » pour le pétrole brut, avait déclaré la bourse.
« Cinq jours, y compris le week-end, avec le coronavirus en cours et un système complexe où nous devons faire de nombreux changements, n'était pas un délai suffisant », a dit M. Peterffy. « L'idée que nous pouvons avoir des bugs n'est pas, dans mon esprit, une surprise ». Il a également reconnu l'erreur dans le modèle de marge utilisé par Interactive Brokers ce jour-là.
Approximativement, selon Bloomberg, des opérations similaires à celles que Shah a placées auraient nécessité 6 930 dollars de marge par opération s'il les avait placées à Intercontinental Exchange. C'est 231 fois les 30 dollars demandés par Interactive Brokers. « J'ai réalisé après coup que la marge pour ces contrats est très élevée et que ces transactions n'auraient jamais dû être traitées », a dit M. Peterffy. Interactive Brokers a pris a responsabilité de rembourser ses clients qui ont été victimes des problèmes liés à sa plateforme Web de négociation.
Source : Bloomberg
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