Dans nos messages et nos SMS, les emoji font désormais partie du quotidien. À tel point qu'outre Atlantique, ces dernières années, plusieurs affaires pénales ont mentionné des emoji envoyés par les parties, notamment utilisés pour des menaces de mort. Les tribunaux sont donc amenés progressivement à avoir une position sur leur statut juridique. Une tâche difficile: leur interprétation est propre à chacun et leur apparence varie même d'une interface applicative à l'autre.
Les procureurs de la région de la baie de San Francisco ont tenté de prouver qu’un homme était coupable de proxénétisme. Parmi les éléments de preuve figurait une série de messages instantanés sur Instagram qu’il aurait envoyés à une femme. On pouvait y lire : « Teamwork makes the dream work » accompagné de quelques emoji représentant des talons hauts et un sac d’argent placés à la fin. Les procureurs ont déclaré que le message impliquait une relation de travail entre eux deux. Le défendeur a déclaré que cela pourrait signifier qu'il tentait de nouer une relation amoureuse. Mais qui avait donc raison ?
Les emoji apparaissent comme preuve au tribunal plus fréquemment d'année en année. Entre 2004 et 2019, les opinions émises par les tribunaux américains ont augmenté de façon exponentielle, avec plus de 30% de toutes les affaires inscrites en 2018, selon Eric Goldman, professeur de droit à l'Université de Santa Clara, qui a suivi toutes les références à “Emoji” et “emoticon” qui apparaissent dans les avis des tribunaux américains. Jusqu'à présent, les emoji ont rarement été assez importants pour influencer l'orientation d'une affaire, mais à mesure qu'ils deviennent plus communs, l'ambiguïté dans la façon dont les emoji sont affichés et de la façon dont nous les interprétons pourrait devenir un problème plus vaste pour les tribunaux, aux États-Unis en tout cas.
La France pourrait-elle être concernée ?
Il est déjà arrivé des cas où les emoji servent d’éléments de preuves contre un individu. Un jeune homme de 22 ans a été condamné à six mois de prison, dont trois avec sursis, et à 1.000 euros de dommages et intérêts envers une jeune fille mineure, son ex-petite amie, pour lui avoir envoyé un emoji en forme de pistolet, à l'été 2015. Une rupture amoureuse était à l'origine du conflit entre le jeune homme, qui résidait à Pierrelatte (Drôme), et son ex-petite amie.
Contacté par Le Figaro , Maître Thierry Vallat, avocat au Barreau de Paris, est revenu sur cette décision : « Le pistolet est la manifestation d'une arme. Quand, en plus, à côté il y a des menaces, on a une corrélation entre les deux. L'emoji a rajouté un élément complémentaire illustratif non ambigu ». Guillaume Beaussonnie, professeur de droit privé et sciences criminelles à l'Université Toulouse 1 - Capitole, expose que la menace doit être « matérialisée par un écrit, une image ou tout autre objet: un emoji peut donc parfaitement fonctionner ». « De toute façon au pénal, il y a toujours besoin de démontrer l'élément intentionnel. S'il fait défaut, il n'y a ni infraction ni délit », estime Thierry Vallat.
Bien qu'en France, aucune affaire n'ait été conclue par une condamnation pour harcèlement sexuel avec des emoji, on peut se demander quel serait le rôle juridique de ces derniers. De nombreuses icônes symbolisant de la nourriture ont pris un double sens. C'est le cas de l'aubergine, bannie pendant un temps d'Instagram pour sa forme phallique et les contenus qui y étaient associés, ou de la pêche représentant pour certains des fesses rebondies.
Les emoji permettraient parfois de mieux définir le contexte
Plus récemment, l’adoption des emoji l’a emporté sur l’utilisation des émoticônes. Ils sont parfois considérés comme des types de communication non verbale. « Nous allons voir des emoji plus fréquemment quand le cas implique que les gens se parlent », explique Goldman. Dans les affaires de meurtre, les emoji peuvent être retrouvés dans les menaces qui ont été proférées entre l’accusé et la victime et servent de preuves suggérant l’état d’esprit de l’accusé ou sa propension à commettre le crime. « Cela peut arriver en droit pénal, mais cela peut aussi arriver en droit des contrats. Il y a beaucoup de discussions qui ont lieu avant la conclusion d’un contrat », dit-il.
En 2017, un couple en Israël s'est vu facturer des milliers de dollars de frais après qu'un tribunal eut statué que son utilisation d'emoji à un propriétaire était la manifestation de son intention de louer son appartement. Après avoir envoyé un texte enthousiaste confirmant qu’ils souhaitaient prendre l’appartement, qui contenait une chaîne d’emoji comprenant une bouteille de champagne, un écureuil et une comète, ils ont cessé de répondre aux textes du propriétaire et ont ensuite loué un autre appartement. Le tribunal a déclaré que le couple avait agi de mauvaise foi, estimant que les « emoji véhiculaient un grand optimisme » qui « avait naturellement conduit le demandeur à compter beaucoup plus sur le désir des défendeurs de louer son appartement », selon Room 404.
Pourtant, il est rare que des cas mettent en cause les interprétations d’emoji. « Ils apparaissent comme preuve, les tribunaux doivent reconnaître leur existence, mais souvent ils sont sans importance », a déclaré Goldman. « C'est pourquoi de nombreux juges ont décidé de préciser “emoji omis”, car ils ne pensaient pas du tout que l'affaire soit pertinente ». Mais les emoji sont un élément essentiel de la communication, et dans les cas où des transcriptions de communications en ligne sont lues au jury, ils doivent également être caractérisés au lieu d’être ignorés : « vous pouvez imaginer que si vous avez un visage avec un clin d'oeil après la phrase, vous lirez cette phrase très différemment que si vous n'aviez pas ce visage », souligne Goldman.
En France, la justice s’adapte aux usages des emoji
Si les emoji ne peuvent être considérés seuls, leur usage intensif va impliquer la construction d'un cadre juridique en France. Guillaume Beaussonie souligne que la justice s'adapte peu à peu aux usages numériques. Il cite l'exemple de la modification de l'article 222-16 du Code Pénal relatif initialement aux appels malveillants réitérés. En 2014, les SMS ont été ajoutés à ce texte. « Vous avez [avec cette modification, NDLR] un bel exemple d'une prise en compte par la justice de l'essor du SMS », explique-t-il. Selon le professeur des universités, « Pour les menaces, le texte suffit, mais le législateur a tendance à enfoncer le clou. Quand il voit qu'un comportement se développe, il le précise dans le texte ». Le mot « emoji » ou « émoticône » pourrait donc se faire une place dans les lignes du Code pénal. Il serait précisé dans les supports d'expression de la menace par exemple.
Sources : Le Dauphiné Libéré, Le Figaro, recherche sur les emoji (au format PDF), Room 404
Et vous ?
Selon vous l'emoji peut-il, au même titre qu'un message texte, prouver une intention ?
L'interprétation pénale d'un emoji doit-elle être universelle ou contextualisée ? Pourquoi ?
Avez-vous déjà utilisé des emoji ? Entre collègues, en famille ou entre amis ?
Vous en servez-vous souvent ou de temps en temps ?
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Le , par Stéphane le calme
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