Un revirement stratégique
En 2017, lors de la première investiture de Trump, la Silicon Valley s’était montrée largement distante, voire hostile, à l’égard de l’homme d’affaires devenu président. Les tensions étaient exacerbées par ses politiques controversées en matière d’immigration et ses critiques acerbes envers les entreprises technologiques, accusées de biais politiques et de pratiques monopolistiques. Cependant, en 2024, les géants de la tech semblent avoir adopté une stratégie différente.
Meta et Amazon ont chacune fait un don d’un million de dollars au fonds d’investiture de Trump. Ce geste marque un tournant, en particulier pour Meta, qui n’avait soutenu financièrement aucune investiture présidentielle par le passé. Pour Amazon, ce choix pourrait s’expliquer par une volonté d’apaiser les relations après des années de critiques acerbes de Trump contre son fondateur, Jeff Bezos, et contre le Washington Post, propriété de ce dernier.
Bezos et l'entreprise ont décidé de cette contribution en début de semaine dernière et l'ont communiquée à l'équipe de Trump, selon certaines personnes. « Bezos fait un don par l'intermédiaire d'Amazon », a déclaré une personne proche de Bezos. Amazon diffusera également la cérémonie d'investiture par l'intermédiaire de son service Prime Video, un don en nature distinct évalué à 1 million de dollars, a indiqué une autre personne.
Amazon a donné environ 58 000 dollars en cash et en nature pour l'investiture de Trump en 2017, alors que d'autres entreprises technologiques ont donné des montants plus importants. L'administration Biden a dit à Amazon qu'elle n'acceptait pas de dons technologiques pour l'inauguration de 2021, selon une personne familière avec le sujet, bien qu'Amazon ait diffusé l'inauguration en streaming pour le président Biden.
L’implication personnelle de Sam Altman
Un des gestes les plus remarqués est celui de Sam Altman, PDG d’OpenAI, qui a annoncé une contribution personnelle d’un million de dollars. Altman, un acteur majeur dans le domaine de l’intelligence artificielle, a justifié sa démarche en affirmant vouloir soutenir les efforts de l’administration Trump pour maintenir la position dominante des États-Unis dans la course mondiale à l’innovation technologique.
Dans une déclaration reprise par l’AP News, Altman a souligné que, bien qu’il ait des divergences politiques avec Trump, il considère crucial que le gouvernement travaille étroitement avec le secteur privé pour accélérer le développement et la régulation de l’intelligence artificielle. Ce pragmatisme a toutefois suscité des critiques, certains y voyant une forme de complaisance vis-à-vis d’un président controversé.
Le PDG d'OpenAI, Sam Altman, est en pleine bataille juridique avec Elon Musk, qui est devenu l'un des plus grands soutiens de Trump et qui est sur le point de jouer un rôle important dans sa deuxième administration. D'ailleurs Altman a déclaré qu'il n'était « pas si inquiet » de l'influence du PDG de Tesla au sein de la nouvelle administration.
En mars, Musk a intenté un procès à OpenAI (et aux cofondateurs Altman et Greg Brockman) en invoquant une rupture de contrat et une obligation fiduciaire. Il a affirmé que le projet avait été transformé en une entité à but lucratif largement contrôlée par l'actionnaire principal, Microsoft, et qu'il avait intenté un procès pour contrecarrer ce changement de structure.
OpenAI a répliqué vendredi, affirmant dans un billet de blog intitulé « Elon Musk voulait une OpenAI à but lucratif », qu'en 2017 Musk « non seulement voulait, mais a en fait créé une société à but lucratif » pour servir de nouvelle structure proposée par l'entreprise.
Trump a confié à Musk, l'homme le plus riche du monde, et à Vivek Ramaswamy, entrepreneur et ancien candidat républicain à l'élection présidentielle, la responsabilité du nouveau ministère de l'efficacité gouvernementale (Department of Government Efficiency ou DOGE), un comité consultatif externe qui travaillera avec des membres du gouvernement pour réduire les dépenses et les réglementations. L'inquiétude d'Altman vient du fait que Musk a dépensé plus de 250 millions de dollars pour aider à stimuler la campagne de Trump, et qu'il est maintenant prêt à aider à diriger le DOGE. Dans ce rôle, Musk pourrait influencer la manière dont l'IA est réglementée dans un sens favorable à ses entreprises.
Tout cela contribue à expliquer les annonces faites ces derniers jours concernant les dons au fonds d'investiture de Trump.
« Le président Trump va faire entrer notre pays dans l'ère de l'IA, et je suis impatient de soutenir ses efforts pour que l'Amérique reste en tête », a déclaré Altman dans un communiqué vendredi. Altman a indiqué qu'il prévoyait de faire un don personnel d'un million de dollars au fonds, a confirmé l'entreprise.
Trump s'est montré très critique à l'égard des entreprises technologiques
De plus, il a indiqué au début du mois qu'il ne reculerait pas devant l'application de la législation antitrust. Le nouveau président a nommé Gail Slater, qui avait conseillé Trump sur la politique technologique lors de son premier mandat, à la tête de la branche antitrust du ministère de la Justice.
« Les grandes entreprises de la Tech se sont déchaînées pendant des années, étouffant la concurrence dans notre secteur le plus innovant et, comme nous le savons tous, utilisant son pouvoir de marché pour réprimer les droits de tant d'Américains, ainsi que ceux des petites entreprises de la Tech ! » a clamé Trump lorsqu'il a annoncé la nomination de Slater dans un message publié le 4 décembre sur le site Truth Social. « J'ai été fier de lutter contre ces abus au cours de mon premier mandat, et l'équipe antitrust du ministère de la justice poursuivra son travail sous la direction de Gail ».
Certains des propos les plus hostiles de Trump dans le passé ont été dirigés contre Amazon et Meta.
Au cours de son premier mandat, Trump a attaqué à plusieurs reprises Bezos et ses entreprises, Amazon et The Washington Post, les accusant notamment d'échapper à l'impôt ou de publier des « fake news ». Trump a également pointé du doigt à plusieurs reprises Amazon pour son utilisation du service postal américain pour la livraison des colis aux clients, affirmant que l'entreprise contribuait aux problèmes budgétaires de la poste.
L'animosité est allée dans les deux sens. En 2019, Amazon a accusé les « attaques en coulisses » de Trump contre l'entreprise d'être à l'origine de la perte d'un contrat de plusieurs milliards de dollars avec le ministère de la défense, appelé à l'époque JEDI. Et avant l'élection de 2016, Bezos a critiqué le comportement de Trump, affirmant qu'il « érode notre démocratie ». Après que le candidat républicain de l'époque a accusé Bezos d'utiliser le Post comme « abri fiscal », Bezos, qui possède également la société spatiale Blue Origin, a proposé dans un tweet d'envoyer Trump dans l'espace à bord de l'une de ses fusées.
Blue Origin est en concurrence avec SpaceX de Musk pour l'obtention de contrats gouvernementaux.
Bezos s'attend à un environnement réglementaire plus favorable aux entreprises technologiques sous l'administration Trump
Lors du DealBook Summit organisé par le New York Times le 4 décembre, Bezos a déclaré qu'il s'attendait à un environnement réglementaire plus favorable sous la prochaine administration. « Je suis en fait très optimiste cette fois-ci », a déclaré Bezos sur scène. « Il semble consacrer beaucoup d'énergie à la réduction de la réglementation. Si je peux l'aider à le faire, je l'aiderai ».
Trump a appelé Bezos « Jeff Bozo ». Son surnom préféré pour le PDG de Meta est « Zuckerschmuck ».
Après sa défaite aux élections de 2020, Trump a poursuivi Facebook, Twitter et Google, ainsi que leurs PDG respectifs, dans le cadre d'une action collective. Ces trois entreprises ont supprimé les comptes de Trump de leurs plateformes après les émeutes du 6 janvier 2021 au Capitole.
Trump accuse depuis longtemps Facebook de réduire au silence les voix conservatrices. En mars, il a qualifié la plateforme « d'ennemi du peuple et d'une grande partie des médias », lors d'une interview à l'émission « Squawk Box » de CNBC.
Maintenant que Trump est de retour à la Maison-Blanche et qu'il s'est acoquiné avec Musk, le reste du secteur technologique semble désireux de s'attirer ses faveurs. Tim Cook, PDG d'Apple, Satya Nadella, PDG de Microsoft, Sundar Pichai, PDG de Google et d'autres ont tous félicité publiquement Trump après sa victoire en novembre.
Une relation complexe entre technologie et politiqueBig congratulations to our 45th and now 47th President on an extraordinary political comeback and decisive victory. No nation has bigger opportunities. Wishing @realDonaldTrump all success in leading and uniting the America we all love.
— Jeff Bezos (@JeffBezos) November 6, 2024
Ce soutien financier de la part des entreprises technologiques envers Trump met en lumière une relation complexe et ambivalente. D’un côté, ces géants du numérique cherchent à protéger leurs intérêts économiques face à une administration qui a montré sa volonté de réglementer davantage leur secteur. De l’autre, ils tentent de naviguer dans un environnement politique polarisé, où leurs actions sont scrutées par le public, leurs employés et leurs partenaires.
Cette stratégie pourrait être perçue comme une tentative de neutraliser d’éventuelles attaques réglementaires ou de maintenir un dialogue ouvert avec l’administration. Toutefois, elle pose aussi des questions éthiques : ces entreprises renient-elles leurs valeurs en s’alignant avec une figure politique aussi clivante ?
Les critiques internes et publiques
Les réactions à ces donations ne se sont pas fait attendre. De nombreux employés de Meta, Amazon et OpenAI ont exprimé leur désaccord sur les forums internes de leurs entreprises, arguant que ces contributions étaient en contradiction avec les valeurs proclamées par leurs dirigeants. Ces critiques s’ajoutent à celles de l’opinion publique, où certains accusent ces entreprises de faire preuve d’opportunisme ou de chercher à acheter une influence politique.
Ce rapprochement entre Trump et la Silicon Valley pourrait avoir des répercussions durables. Si cette stratégie permet aux entreprises technologiques d’éviter des confrontations directes avec l’administration, elle pourrait également ternir leur image auprès du public et fragiliser la confiance de leurs employés.
Sources : Donald Trump (1, 2), interview de Jeff Bezos (vidéo dans le texte)
Et vous ?
Ces dons reflètent-ils une stratégie pragmatique ou une forme d'opportunisme ? Peut-on imaginer que ces contributions aient un impact sur la régulation du secteur technologique par l’administration Trump ?
Peut-on considérer ces donations comme une tentative d’influence politique légitime ?
Le soutien financier des entreprises technologiques à Trump pourrait-il apaiser les tensions entre la Silicon Valley et le gouvernement ?
Dans quelle mesure le secteur technologique peut-il éviter l’ingérence politique tout en préservant ses intérêts économiques ?
Est-il acceptable qu’un président en exercice (en devenir) reçoive des contributions massives de la part de secteurs qu’il est censé réguler ?