La Commission européenne a publié, le 15 décembre, les projets de règlements Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), qui doivent permettre la mise en œuvre d’un nouveau cadre de régulation, pour mettre fin à l’irresponsabilité des géants du numérique. L’objectif est de parvenir à leur adoption début 2022.
L’un des éléments du projet auquel les grandes entreprises technologiques américaines vont s’opposer (notamment Apple et Google) évoque les dispositions limitant les applications préinstallées sur le matériel, car les appareils iPhone et Android sont livrés avec toute une suite de programmes intégrés que vous ne pourrez peut-être jamais supprimer. En fait, le projet de législation de l'Union européenne soulève la possibilité que les applications préinstallées par les sociétés technologiques comme Google et Apple soient limitées en Europe. Les consommateurs se verraient plutôt offrir la possibilité de les installer, ce qui créerait des conditions plus équitables entre les grandes enseignes et les développeurs tiers proposant des applications concurrentes. L'idée est de limiter la manière dont ces entreprises utilisent leur pouvoir existant pour favoriser leurs propres services, les règles proposées devant obliger les grandes entreprises de la technologie à partager leurs données avec leurs rivaux.
Le point de vue de la concurrence
Pour certains acteurs du marché, cette proposition n'est pas suffisante. Si à l’heure actuelle l’article 6 du futur Digital Markets Act (DMA) « permet aux utilisateurs finaux de désinstaller toute application logicielle préinstallée[…] sans préjudice », il laisse toujours le champ libre aux applications préinstallées lorsque vous achetez un nouveau téléphone. Cela veut dire par exemple qu'Apple pourra toujours définir Safari comme navigateur par défaut.
Andy Yen, fondateur et directeur général de Proton, une entreprise suisse qui s’est notamment spécialisée dans la messagerie web chiffrée avec Protonmail, a estimé que : « Le problème avec les propositions telles qu’elles sont rédigées [par la Commission] est qu’elles ne tiennent pas compte du comportement des utilisateurs ». « 95 % des gens ne changent jamais leurs paramètres par défaut, ce qui signifie que même si les utilisateurs ont la possibilité de désinstaller, il est fort probable qu’une application par défaut restera une application par défaut ». Et d’ajouter : « Apple et Google le savent et en profitent. »
Dans une tribune rédigée par Richie Koch pour le compte de ProtonMail, l'éditeur explique :
« Le DMA ne parvient pas à traiter la forme d'autopréférence la plus nuisible des Big Tech – leur pouvoir de préinstaller des applications et d'en faire l'option par défaut sur les smartphones et autres appareils mobiles. Le texte actuel du DMA permet uniquement aux utilisateurs de désinstaller des applications préinstallées, ce qui ne résout pas le problème(...).
« L’objectif déclaré du DMA est d’empêcher les contrôleurs de Big Tech d’abuser de leur contrôle sur des parties critiques de l’infrastructure Internet pour tuer la concurrence, c’est pourquoi il doit s’attaquer aux applications par défaut préinstallées. (Bien qu'il existe de nombreuses qualifications, une entreprise de technologie doit valoir plus de 65 milliards d'euros pour être considérée comme un "contrôleur d'accès" par la DMA.) Laisser les contrôleurs d'accès au sein de la Big Tech faire de leurs propres applications l'option par défaut sape la confidentialité des utilisateurs, réduit le choix des consommateurs, entrave l'innovation et leur donne un avantage injuste par rapport aux concurrents commerciaux. ».
En quoi les applications par défauts entravent-elles la concurrence ?
Selon ProtonMail :
« Apple et Google disent qu'ils font de leurs applications l'option par défaut sur les appareils iOS et Android pour vous faciliter l'utilisation d'un smartphone dès la sortie de la boîte. Cependant, ces entreprises savent également que 95 % des personnes ne modifient jamais les paramètres par défaut de leur smartphone. Ce phénomène psychologique est connu sous le nom de "biais par défaut". Cela signifie que Google ou Apple peut piéger la majorité des personnes utilisant son smartphone dans son écosystème d'applications et de services simplement en faisant de ses applications l'option par défaut. La possibilité d'autopréférer leurs applications donne aux contrôleurs d'accès au sein de la Big Tech un avantage injuste. Mais les applications par défaut ont également des effets négatifs sur les utilisateurs finaux individuels, les entreprises concurrentes et la société dans son ensemble ».
ProtonMail évoque également :
- Des effets sur la vie privée : « La plupart des applications par défaut ont des protections de confidentialité médiocres, en particulier les applications par défaut de Google, car le modèle commercial de Google repose sur la collecte de données utilisateur pour créer des profils utilisateur détaillés pour la publicité. En vous obligeant à modifier les applications (ou à modifier les paramètres de confidentialité par défaut de l'application), les grandes entreprises technologiques augmentent la quantité de vos données auxquelles elles ont accès ».
- Empêcher le choix de l'utilisateur : « Les contrôleurs d'accès comme Apple et Google veulent piéger les utilisateurs dans leur écosystème de services, et les applications par défaut sont leur arme secrète. Tout d'abord, un contrôleur d'accès utilise des applications par défaut pour accrocher les nouveaux utilisateurs. Ensuite, il croise ses autres services, ce qui permet aux utilisateurs de son écosystème d'utiliser facilement tous ses autres services, comme la façon dont Google associe ses applications Google Workspace à votre compte Gmail. Le nouveau champ de bataille pour les contrôleurs d'accès se situe entre les écosystèmes de services, pas seulement entre les applications individuelles ».
- Bloquer la concurrence : « Le ministère américain de la Justice et la Commission européenne ont tous deux fait valoir que le fait que Google que Google Search soit l'application de recherche par défaut sur les appareils Android enfreint les principes du marché libre. Lorsqu'elle a condamné Google à une amende de 4,34 milliards d'euros en 2018 pour abus antitrust, la Commission européenne a constaté que 95 % des requêtes de recherche effectuées sur des appareils Android utilisaient la recherche Google, car elle et le navigateur Chrome sont les options par défaut d'Android. Elle a également constaté que 75 % des requêtes de recherche effectuées sur les appareils Windows Mobile utilisaient l'option de recherche Bing par défaut ».
- Étouffer l'innovation : « La domination d'Apple et de Google sur les smartphones ne les incite guère à s'améliorer, car ils savent qu'ils auront toujours des utilisateurs grâce au biais par défaut. Dans le même temps, ils bloquent les concurrents innovants qui tentent d'améliorer l'expérience utilisateur et la confidentialité ».
L'avis de l'ORECE
L’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE) partage cette inquiétude dans son avis sur le DMA : ses « préoccupations liées à l’autoréférencement vont au-delà du classement des algorithmes utilisés par les moteurs de recherche et incluent plus largement les paramètres par défaut imposés par le contrôleur d’accès qui pourraient affecter le choix effectif des utilisateurs finaux ».
Un rapport de l’autorité de concurrence britannique notait également en juillet dernier que les applications par défaut ont un « impact profond » sur les questions de concurrence pour les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux par exemple.
L'ITIF estime que les consommateurs restent sur les paramètres par défaut parce qu'ils sont satisfaits
À l’inverse, le think tank américain Information, Technology and & Innovation Foundation (ITIF) défend un point de vue différent : selon lui, « les consommateurs s’en tiennent aux paramètres par défaut précisément parce qu’ils sont satisfaits de la qualité de la prestation des services qu’ils reçoivent. » « Les paramètres par défaut sont inhérents à la vie des entreprises », avance Aurelien Portuese, directeur Innovation et Antitrust de l’ITIF, ajoutant que « lorsque les gens achètent une voiture, le paramètre par défaut est d’avoir la radio et les pneus installés. Rendre le choix obligatoire au détriment des règles par défaut peut modifier l’“architecture de choix” des consommateurs sans apporter d’avantages tangibles. »
« Peut-être que les utilisateurs finaux choisiront Google Search in fine, car ils jugeront que c’est le meilleur service. Mais pour l’instant, les consommateurs ne peuvent réellement faire un choix libre et éclairé et de manière simple concernant leur moteur de recherche installé », précise Yon-Courtin, ajoutant qu’elle n’a « aucun souci à ce que Google reste dominant sur le marché » tant que cela se fait « sur la base du mérite et non sur des pratiques anticoncurrentielles ».
Sources : ProtonMail, ORECE, CMA, ITIF
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