L'UE se montre agressive envers les entreprises IT qui ne suivent pas les règles
La surveillance réglementaire des géants de la technologie s'est accrue dans le monde entier à la suite d'une série de scandales concernant les domaines tels que la vie privée et la désinformation, ainsi que des plaintes de certaines entreprises qui se plaignent du fait que les grandes entreprises abusent de leur pouvoir de marché. Pour remédier à ces problèmes, la Commission européenne a publié un ensemble de mesures qui tendent à obliger les entreprises de la Big Tech à modifier leurs pratiques commerciales, en misant sur des amendes importantes et des démantèlements pour non-conformité.
« La Commission a proposé aujourd'hui une réforme ambitieuse de l'espace numérique, un ensemble complet de nouvelles règles pour tous les services numériques, y compris les médias sociaux, les places de marché en ligne et les autres plateformes en ligne qui fonctionnent dans l'Union européenne : la Digital Services Act et la Digital Markets Act », a annoncé la Commission européenne dans un billet de blogue mardi. Les deux nouvelles législations donnent aux régulateurs européens de nouveaux pouvoirs étendus pour s'attaquer aux géants technologiques américains.
« Les deux propositions ont un seul objectif : faire en sorte que nous, en tant qu'utilisateurs, ayons accès à un large choix de produits et de services sûrs en ligne. Et que les entreprises opérant en Europe puissent se livrer à une concurrence libre et loyale en ligne comme hors ligne. Nous vivons dans un seul monde », a déclaré Margrethe Vestager, commissaire européenne chargée de la concurrence, qui a affronté les quatre géants technologiques américains. Si la Commission est convaincue que ces règles permettront de créer un marché équitable, il n'en est pas forcément de même pour les entreprises concernées.
Après l'annonce de la Commission mardi, Google a averti que les nouvelles règles pourraient nuire à l'innovation et à la croissance. « Nous sommes préoccupés par le fait qu'elles semblent cibler spécifiquement une poignée d'entreprises et qu'elles rendent plus difficile le développement de nouveaux produits pour soutenir les petites entreprises en Europe », a déclaré Karan Bhatia, vice-président des affaires gouvernementales et de la politique publique chez Google. Toutefois, les projets de loi n'entrent pas directement en vigueur.
Ils doivent être approuvés par les pays de l'UE et les législateurs européens, dont certains ont fait pression pour des lois plus strictes, tandis que d'autres s'inquiètent de la portée excessive de la réglementation. Selon un rapport de Reuters, les entreprises technologiques, qui ont demandé des lois proportionnées et équilibrées, devraient profiter de cette scission pour faire pression en faveur de règles plus faibles, le projet final étant attendu dans les mois, voire les années, à venir. En outre, les différends entre les géants de la technologie pourraient diluer l'opposition. Facebook, par exemple, a exhorté l'UE à freiner Apple.
« Nous espérons que la Digital Markets Act fixera également des limites pour Apple. Apple contrôle un écosystème entier, de l'appareil à l'App Store et aux applications, et utilise ce pouvoir pour nuire aux développeurs et aux consommateurs, ainsi qu'aux grandes plateformes comme Facebook », a déclaré le réseau social américain dans un communiqué. Selon les experts du secteur, il s'agit à ce jour de l'effort législatif le plus agressif du bloc des 27 pays visant à freiner ces entreprises technologiques qui contrôlent des milliers de données et des plateformes en ligne sur lesquelles des milliers d'entreprises et des millions d'Européens comptent pour leur travail et leurs interactions sociales.
Par ailleurs, Thierry Breton, commissaire européen chargé du marché intérieur, a rejeté toute suggestion selon laquelle les nouvelles règles pourraient être discriminatoires. Voici un aperçu du contenu des deux nouveaux ensembles de règles de la Commission.
La Digital Services Act (DSA - La loi sur les services numériques)
Selon la Commission, le paysage des services numériques est sensiblement différent aujourd'hui de ce qu'il était il y a 20 ans, lorsque la directive sur le commerce électronique a été adoptée. Les intermédiaires en ligne sont devenus des acteurs essentiels de la transformation numérique. Les plateformes en ligne, en particulier, ont apporté des avantages considérables aux consommateurs et à l'innovation, ont facilité les échanges transfrontaliers à l'intérieur et à l'extérieur de l'Union, et ont ouvert de nouvelles possibilités à toute une série d'entreprises et de commerçants européens.
« Mais en même temps, elles peuvent être utilisées comme un moyen de diffuser des contenus illégaux ou de vendre des biens ou des services illégaux en ligne. Certains acteurs très importants sont devenus des espaces quasi publics pour le partage d'informations et le commerce en ligne. Ils sont devenus systémiques par nature et présentent des risques particuliers pour les droits des utilisateurs, les flux d'information et la participation du public », a écrit la Commission. Il s'agit là de la raison qui explique l'introduction de la Digital Service Act (DSA).
En vertu de la DSA, des obligations contraignantes à l'échelle de l'UE s'appliqueront à tous les services numériques qui mettent les consommateurs en contact avec des biens, des services ou des contenus, y compris de nouvelles procédures pour le retrait plus rapide des contenus illégaux ainsi qu'une protection complète des droits fondamentaux des utilisateurs en ligne. Selon les explications de Bruxelles, le nouveau cadre rééquilibrera les droits et les responsabilités des utilisateurs, des plateformes intermédiaires et des autorités publiques.
La Commission explique qu'elle est fondée sur les valeurs européennes, notamment le respect des droits de l'homme, la liberté, la démocratie, l'égalité et l'État de droit. La proposition complète le plan d'action européen pour la démocratie qui vise à rendre les démocraties plus résistantes. Concrètement, la DSA introduira une série de nouvelles obligations harmonisées à l'échelle européenne pour les services numériques, soigneusement graduées en fonction de la taille et de l'impact de ces services, comme :
- des règles pour le retrait des biens, services ou contenus illégaux en ligne ;
- des garanties pour les utilisateurs dont le contenu a été supprimé par erreur par les plateformes ;
- de nouvelles obligations pour les très grandes plateformes, qui devront prendre des mesures fondées sur le risque pour empêcher les abus de leurs systèmes ;
- des mesures de transparence de grande envergure, notamment sur la publicité en ligne et sur les algorithmes utilisés pour recommander des contenus aux utilisateurs ;
- de nouveaux pouvoirs permettant de contrôler le fonctionnement des plateformes, notamment en facilitant l'accès des chercheurs aux données clés des plateformes ;
- de nouvelles règles sur la traçabilité des utilisateurs professionnels sur les marchés en ligne, pour aider à traquer les vendeurs de biens ou de services illégaux ;
- un processus de coopération novateur entre les autorités publiques pour garantir une application efficace de la législation dans l'ensemble du marché unique.
Par ailleurs, la Commission a aussi ajouté que les plateformes qui touchent plus de 10 % de la population de l'UE (45 millions d'utilisateurs) sont considérées comme systémiques par nature, et sont soumises non seulement à des obligations spécifiques de contrôle de leurs propres risques, mais aussi à une nouvelle structure de surveillance. Ce nouveau cadre de responsabilité sera composé d'un conseil de coordinateurs nationaux des services numériques, avec des pouvoirs spéciaux pour la Commission dans la supervision de très grandes plateformes, y compris la capacité de les sanctionner directement.
La Digital Markets Act (DMA - La loi sur les marchés numériques)
La DMA traite des conséquences négatives découlant de certains comportements des plateformes agissant comme "gatekeepers" (gardiens) numériques du marché unique. Il s'agit de plateformes qui ont un impact significatif sur le marché intérieur, qui servent de passerelle importante pour les utilisateurs professionnels afin d'atteindre leurs clients et qui jouissent, ou jouiront vraisemblablement, d'une position bien établie et durable. Cela peut leur donner le pouvoir d'agir en tant que législateurs privés et de servir de goulots d'étranglement entre les entreprises et les consommateurs.
Selon la Commission, parfois, ces entreprises ont le contrôle d'écosystèmes de plateformes entiers. Elle a en effet expliqué que lorsqu'un gardien se livre à des pratiques commerciales déloyales, il peut empêcher ou ralentir l'arrivée au consommateur de services précieux et innovants de ses utilisateurs commerciaux et de ses concurrents. Parmi les exemples de ces pratiques, on peut citer l'utilisation déloyale de données provenant d'entreprises opérant sur ces plateformes, ou des situations où les utilisateurs sont bloqués sur un service particulier et ont peu de possibilités de passer à un autre.
La DMA s'appuie sur la réglementation horizontale "Platform to Business", sur les conclusions de l'Observatoire de l'UE sur l'économie des plateformes en ligne et sur la vaste expérience de la Commission en matière de gestion des marchés en ligne par l'application du droit de la concurrence. En particulier, elle établit des règles harmonisées définissant et interdisant ces pratiques déloyales par les gardiens et prévoit un mécanisme d'application basé sur des enquêtes de marché. Ce même mécanisme garantira que les obligations énoncées dans le règlement sont maintenues à jour dans la réalité numérique en constante évolution. Concrètement, la DMA :
- s'applique uniquement aux principaux fournisseurs des services de plateforme de base les plus sujets aux pratiques déloyales, tels que les moteurs de recherche, les réseaux sociaux ou les services d'intermédiation en ligne, qui répondent aux critères législatifs objectifs pour être désignés comme gardiens ;
- définit des seuils quantitatifs permettant d'identifier les présumés gardiens. La Commission aura également le pouvoir de désigner des entreprises comme gardiens à la suite d'une enquête sur le marché ;
- interdit un certain nombre de pratiques manifestement déloyales, telles que le blocage des utilisateurs pour la désinstallation de tout logiciel ou application préinstallés ;
- exige des gardiens qu'ils mettent en place de manière proactive certaines mesures, telles que des mesures ciblées permettant aux logiciels de tiers de fonctionner correctement et d'interagir avec leurs propres services ;
- impose des sanctions en cas de non-respect. Ces sanctions pourraient inclure des amendes allant jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires mondial du contrôleur, afin de garantir l'efficacité des nouvelles règles. Pour les contrevenants récurrents, ces sanctions peuvent également impliquer l'obligation de prendre des mesures structurelles, pouvant aller jusqu'à la cession de certaines activités, lorsqu'il n'existe pas d'autre mesure alternative aussi efficace pour assurer le respect des règles ;
- permet à la Commission de mener des enquêtes de marché ciblées pour évaluer si de nouvelles pratiques et de nouveaux services de contrôle doivent être ajoutés à ces règles, afin de garantir que les nouvelles règles de contrôle suivent le rythme rapide des marchés numériques.
La DSA et la DMA pourraient raviver les tensions entre Bruxelles et Washington
À travers les nouvelles législations, la Commission européenne menace d'énormes amendes et en augmente la perspective de démantèlement ou d'interdictions pour les récidivistes. Elles témoignent également de la frustration de la Commission européenne face à ses affaires antitrust contre les géants de la technologie. Cela dit, elles risquent d'enflammer les tensions avec Washington, déjà irrité par les tentatives de Bruxelles, et certaines tentatives individuelles de certains pays comme la France, de taxer davantage les entreprises technologiques américaines.
« Il semble que l'Europe ait l'intention de punir les entreprises prospères qui ont fait des investissements importants dans la croissance et la reprise économique de l'Europe », a déclaré Myron Brilliant, vice-président exécutif de la Chambre de commerce américaine, dans un communiqué.
Sources : La Commission européenne, Financial Times
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