Comme le prévoit la loi, à partir du 1er juillet, les grands opérateurs de plateforme auront l'obligation de retirer les contenus « manifestement illicites » dans un délai de 24 heures après en avoir été notifiés. Il s'agit notamment des plateformes dont l’activité consiste à mettre en relation plusieurs personnes en vue du partage de contenus ou à référencer ces contenus, c'est-à-dire notamment Facebook, Twitter et YouTube.
En ce qui concerne les contenus ciblés, ce sont ceux qui font l’apologie de certains crimes, incitant à la discrimination, à la haine ou à la violence ou niant les crimes contre l’humanité. Sont aussi sous le coup de la loi les injures aggravées, le harcèlement sexuel, les contenus pédopornographiques ainsi que la provocation au terrorisme ou son apologie. Précisons que le retrait devra se faire dans l'heure pour les contenus à caractère terroriste et pédopornographique, s'ils sont notifiés aux plateformes par les autorités publiques.
« Lorsque l’opérateur faisant l’objet de la mise en demeure ne se conforme pas à celle-ci, le Conseil supérieur de l’audiovisuel peut [...] prononcer une sanction pécuniaire pouvant aller jusqu'à 20 millions d’euros ou 4 % du chiffre d’affaires annuel mondial total de l’exercice précédent, le montant le plus élevé étant retenu », lit-on dans le texte adopté par 355 voix pour, 150 contre et 47 abstentions. Le montant devra prendre en considération la gravité des manquements ainsi que, le cas échéant, leur caractère réitéré.
Le texte vise aussi à simplifier le processus de notification de sorte qu'il soit facile de signaler des contenus illicites. Cela implique, sans s'y limiter, que les informations demandées au notifiant se limitent à celles strictement nécessaires à son identification, à la détermination de la catégorie du contenu litigieux et à sa localisation.
Des organisations montent au créneau
Plusieurs entités se sont déjà opposées à cette disposition de la loi sous sa forme actuelle. Nous pouvons parler des sénateurs LR, emmenés par Bruno Retailleau, qui ont annoncé lundi 18 mai le dépôt de leur recours au Conseil constitutionnel contre la proposition de loi contre la haine en ligne, au nom de la défense de la « liberté d’expression », évoquant notamment une incompatibilité avec plusieurs dispositions de la directive e-commerce qu’elle a pour objet de transposer.
Nous pouvons aussi parler de la Quadrature du Net, qui a tenté de démontrer que le nouveau délai d’une heure prévu en matière de censure antiterroriste est contraire à la Constitution. Dans une contribution adressée au Conseil constitutionnel, Wikimédia France, a également estimé que cette loi « méconnait la liberté d’expression, de communication des pensées et des opinions garantie par l’article 11 de la Déclaration de 1789 ». Une critique déjà partagée par les sénateurs, auteurs de la saisine initiale, tout comme l’association TECH IN France, qui représente plusieurs acteurs de l’industrie.
Rappelons que, conformément au communiqué du Conseil constitutionnel en date du 24 mai 2019, toutes les contributions extérieures (aussi appelées « portes étroites ») qu’il reçoit dans le cadre de son contrôle a priori des lois sont désormais rendues publiques.
Porte étroite de l’EFF, la FABA USA et Nadine Strossen
Dans une lettre produite par la French American Bar Association (« FABA USA »), Nadine Strossen (Professeur de Droit constitutionnel « John Marshall Harlan II », Emerita à l’Université New York Law School et ancienne présidente de l'American Civil Liberties Union) ainsi que l’Electronic Frontier Foundation (« EFF ») ont tenu à faire valoir leurs observations sur cette disposition de la loi.
La loi déférée modifie considérablement le régime existant des obligations des opérateurs de plateformes sur internet
Les auteurs notent eux aussi que la LCEN est venue transposer la directive sur le commerce électronique, encadrant les obligations des opérateurs sur internet (« hébergeurs », ou « plateformes »). Sur la base du principe que la communication au public par voie électronique est libre (Article 1), la LCEN prévoit que la responsabilité des hébergeurs ne peut être engagée à raison des contenus qu’ils stockent que si, après avoir été dument informés de leur caractère illicite, ils n'ont pas « promptement » agi pour les retirer ou en interdire l'accès (Article 6).
En particulier, les hébergeurs ne sont pas soumis à « une obligation générale de surveiller les informations qu’(ils) transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites. » (Article 6, I 7°, LCEN)
Les auteurs estiment que seule une surveillance ciblée et temporaire peut être demandée par l'autorité judiciaire dans des situations très précises.
Même si la LCEN prévoit que les responsabilités pénales et civiles des hébergeurs ne sont engagées qu’en cas de connaissance effective « de l'activité ou de l'information illicites », elles ne le sont pas si l’hébergeur refuse de retirer des contenus qu'il juge comme n'étant pas manifestement illicites, notamment si « les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré » ne lui apparaissent pas suffisamment précis et probants.
Les auteurs notent donc que « Vous avez d’ores et déjà confirmé ce pouvoir d’appréciation spécifique de l’hébergeur ». Or, cet équilibre est rompu par la loi déférée :
- En premier lieu, là où la LCEN prévoit une obligation de coopération pour lutter contre les contenus odieux à travers un dispositif de signalement, la loi déférée, dans son article 1, impose aux plateformes qu’ils soient retirés, rendus inaccessibles ou déréférencés dans un délai de 24 h, ou d’une heure, sous peine d’une qualification pénale du non-retrait de ce contenu, assorti d’une amende significative.
- En second lieu, la loi déférée élargit la liste des contenus haineux au-delà du champ initialement établi par la LCEN. En particulier, il étend une nouvelle infraction à la liste des contenus odieux par une référence aux alinéas 3 et 4 de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 traitant de l’injure sur la base d’une discrimination de certains groupes.
L’article 1 de la loi déférée doit être déclaré contraire à la Constitution
Pour les auteurs, l’article 1 de la loi déférée doit donc être déclaré contraire à la Constitution en ce qu’il constitue une atteinte portée à l’exerce de la liberté d’expression qui est inutile, inadaptée et disproportionnée à l’objectif poursuivi.
En imposant une obligation de retrait de 24h ou d’une heure suite à une notification suivant les types de contenus, couplée à un dispositif de signalement allégé par rapport au dispositif initial de la LCEN, trois conséquences sont établies par une multitude de preuves concordantes :
- En premier lieu, l’obligation de retrait de 24h ou d’une heure suivant la notification entrainera mécaniquement une sur-censure de contenus parfaitement licites, dans la mesure où les délais de retrait sont impraticables pour la plupart des hébergeurs, en particulier ceux pour lesquels les ressources à investir seraient disproportionnées par rapport à la taille de leurs activités. La contribution extérieure qui vous a été soumise par l’entreprise Wikimedia France est, a cet égard, un élément probant. Les auteurs indiquent que « Par conséquent, l’article 1 constitue une obligation disproportionnée par rapport à l’objectif de lutte contre certains contenus considérés comme illicites par la loi française, et viole ainsi votre jurisprudence. »
- En second lieu, l’obligation de retrait de 24h ou d’une heure suivant la notification généralisera le recours à des filtres automatisés et algorithmes de détection automatiques aux fins de permettre aux hébergeurs de tenter de satisfaire des délais, non seulement impraticables, mais surtout, déclencheurs d’une infraction pénale dès leur violation.
- En troisième lieu, la proportionnalité d’une obligation contraignant une liberté fondamentale s’évalue en fonction de l’existence ou de l’absence d’une alternative moins restrictive aux fins d’aboutir à un résultat similaire, par exemple la législation existante, la LCEN. Sur ce point, la Commission Européenne avait exprimé de sérieux doutes sur la validité du mécanisme impose par l’article 1 de la loi déférée, car la France, contrairement ces obligations, n’avait pas démontré l’existence de mesures moins restrictives aux fins de satisfaire à l’objectif de la loi.
Source : saisine, communiqué du Conseil constitutionnel