
Fin aout, Emmanuel Macron a confirmé que l’IA est une priorité pour la France et exprimé son ambition de devenir leader mondial. Suite à cela, en septembre dernier, le Premier ministre a chargé le député et mathématicien Cédric Villani d’une mission importante sur l’IA : proposer une stratégie visant à repositionner la France et l’Europe au premier plan de ces transformations et en saisir les opportunités.
Poussant le pion encore plus loin, la France a récemment décidé de coopérer avec la Chine dans le domaine de l’IA en mettant en place un fonds d’investissement d’un milliard d’euros qui devra servir à développer la recherche et les applications industrielles. Il s’agira également dans le cadre de cette coopération de créer un programme d’échanges qui permettra à 20 talents chinois et à 20 talents français de perfectionner leur savoir-faire. Bref ! Tant d’initiatives qui montrent que la France est déterminée. Mais en face d’elle, il y a les géants américains de la technologie qui ont une bonne longueur d’avance, notamment parce qu’ils savent proposer des offres plus attrayantes financièrement aux chercheurs et ingénieurs en IA, y compris ceux étant d’autres pays. Ainsi, la France serait-elle en mesure de concurrencer les géants US de la technologie dans le domaine de l’IA ? Dispose-t-elle actuellement d’un vivier de chercheurs et ingénieurs en IA pour cela ? Voici différentes questions que l’on pourrait se poser et sur lesquelles Noël Paganelli, cofondateur de l’école de code intensive La Capsule, a bien voulu nous donner son avis.
Lors de cet entretien, nous avons également abordé le sujet épineux de l’impact de l’IA sur l’emploi et un autre un peu plus utopique, à savoir l’automatisation du code au point où les développeurs soient également menacés par l’IA. À ce sujet, le CEO de GitHub a laissé entendre en octobre dernier qu'à l'avenir les lignes de code seront créées par des robots et le machine learning. Parallèlement, Microsoft a lancé la même année un programme d'intelligence artificielle, DeepCoder, qui peut écrire tout seul des lignes de codes à l'aide d'une grande base de données.
Enfin, on pourrait se demander si l’IA est déjà aujourd’hui un domaine de compétence fondamental pour les développeurs ; ce à quoi Noël Paganelli a également répondu en tant que fondateur d’école de codage.
Q1- L'intelligence artificielle a le vent en poupe et s'invite dans chaque aspect de notre vie quotidienne. De manière concrète, qu'est-ce que l'IA ?
Noël Paganelli : De manière plus simple, on va dire qu'en gros l'objectif de l'IA est de réaliser une machine capable de simuler une intelligence. L'intelligence artificielle est aussi l'ensemble des techniques et technologies mises en œuvre pour y arriver.
Maintenant, il faut dire que l'IA n'est pas aussi récente qu'on veut le faire croire. Elle est au contraire quand même assez vieille. L'IA est en effet apparue déjà dans les années 50, si je ne m'abuse. Si l'on n'en parle beaucoup que maintenant, c'est pour deux raisons : d'abord la montée en puissance de calcul des ordinateurs, mais surtout un coût, une accessibilité assez déconcertante. Auparavant, il fallait débourser énormément d'argent pour avoir un supercalculateur, mais aujourd'hui, vous pouvez acheter un ordinateur à 1000 euros, et avoir une puissance de calcul assez importante.
Q2- Une étude menée il y a quelques mois par Médiamétrie révèle que 72 % des Français ont une image « plutôt positive » de l'IA. Par contre, 48 % pensent que l'IA ne va pas favoriser l'emploi. Quel est votre avis sur l'impact de l'IA sur l'emploi ?
Noël Paganelli : Un tout petit peu comme toutes les choses qui visent à automatiser ou simplifier le travail (c'est en tout cas l'un des objectifs de l'IA), oui, il va y avoir des emplois qui vont disparaître. C'est inévitable. Maintenant, on sait également que de nouveaux emplois vont être créés autour et grâce à l'IA. Mais par empirisme, on constate clairement, quand il y a ce genre d'évolution, que l'équation ne s'équilibre pas parfaitement. Ce n'est pas 100 postes disparus, 100 postes créés, malheureusement. Il y a donc un delta qui disparaît.
Le deuxième point, c'est un problème de formation et de reclassement de ces personnes qui n'auront plus de travail à cause de l'intelligence artificielle. Le fait est que les personnes qui vont perdre leur travail à cause de l'IA ne sont pas les mêmes que celles qui vont retrouver un poste lié à la technique, au numérique et à l'IA. Il y a un vrai gouffre par rapport à cela, parce qu'en général, ce sont des gens qui n'ont pas de base du tout. Et donc, celles qui prennent le relai ne sont pas les mêmes. Il y a donc un problème de formation et de reclassement.
Q3- Que pensez-vous de l'initiative France IA et de l'ambition de la France de devenir leader mondial de l'IA ?
Noël Paganelli : En ce qui concerne l'ambition de devenir leader mondial, c'est plutôt mitigé. Maintenant, pour ce qui est de l'initiative France IA, elle est positive, voire indispensable. On ne peut pas juste être passif face aux GAFA qui ont les pleins pouvoirs dans pas mal de domaines, qui sont des machines de guerre et qui proposent justement des solutions assez accessibles. On ne peut pas juste rester passifs par rapport à ça. En ce sens, l'initiative est indispensable, ça, c'est clair.
En gros, France IA a joué trois grands rôles majeurs. Le premier est un rôle de cartographie pour définir les besoins. Un deuxième pour créer un pont entre la recherche et l'activité économique. Ce point est très important, notamment pour que le pays puisse bénéficier de ces recherches d'un point de vue économique, mettre directement ces recherches en application en entreprise. Le troisième rôle est de mettre les garde-fous pour éviter les débordements, notamment en ce qui concerne les problèmes d'éthique que l'IA va soulever. Donc, il est clair que le rôle de France IA est indispensable.
Maintenant, devenir leader mondial, je tempérerais. Je dirais même que ça serait très compliqué. Il faut en effet préciser qu'il y a deux points qui font qu'on ne sera jamais compétitifs face aux GAFA. Nous n'avons pas les mêmes règles de jeu. Pourquoi ? Parce que France IA est une initiative nationale avec tous les avantages et inconvénients que cela apporte. L'inconvénient majeur c'est l'inertie. C'est-à-dire que France IA veut en quelque sorte jouer le rôle de lien entre la recherche et l'économie, veut fédérer, veut canaliser, etc. Et tout ça, c'est une bonne chose, mais ça prend du temps ; ça, c'est le premier point. Alors que les GAFA, ce sont des géants, ils sont tentaculaires, et ils ont su pour la plupart garder une souplesse, une agilité digne des start-ups. C'est donc un problème pour nous, parce qu'une action qu'on va vouloir mener dans notre pays va mettre dix fois plus de temps que chez les GAFA.
Le deuxième point, et c'est tout à fait normal, c'est que France IA veut définir des règles de jeu, de l'éthique, veut mettre des garde-fous pour ne pas qu'il y ait de débordements liés à l'IA. Mais personne, vraiment personne, ne peut imposer aux GAFA ce genre de choses. Même si dans les faits, ils peuvent faire croire qu'ils sont sensibilisés par rapport à cela, dans les entrailles de ces sociétés, il n'y a pas de limites finalement. Ce qu'ils font, ça leur regarde. Les GAFA peuvent aller bien au-delà des limites que nous nous imposons. Donc forcément par rapport à ces deux derniers points, on n'est pas à armes égales et on ne le sera jamais, malheureusement. Mais encore une fois, je ne remets pas en cause l'initiative France IA qui me paraît indispensable.
Q4- La France dispose-t-elle actuellement d'un vivier d'ingénieurs et de chercheurs en IA pour atteindre ses objectifs ?
Noël Paganelli : Déjà, il faut savoir que la France est dans le Top 4 mondial pour la production d'articles au niveau de la recherche sur l'IA. Donc, on a clairement un beau statut mondial par rapport à cela ; ce qui est un atout. Maintenant, pour se positionner de manière plus forte à l'échelle internationale sur l'écosystème de l'IA, notamment face aux GAFA, il y a quand même un problème qui est assez récurrent : la formation. Déjà, la base c'est former plus de chercheurs et ingénieurs, mais également former notre société, c'est-à-dire dès le plus jeune âge, dès le collège, le lycée.
J'ai vu que France IA a écrit des lignes par rapport à la notion de formation, mais il est évident que si notre société ne suit pas et est à la traîne sur les notions d'intelligence artificielle ou les notions du numérique, c'est tout un pays qui ne va pas suivre, toute une économie qui ne va pas suivre. Donc, c'est indispensable de former notre société. Mais il faut avoir également plus de chercheurs et ingénieurs en IA, puisque ce sont eux qui vont concevoir et créer de nouvelles choses.
L'autre point, qui est assez problématique, c'est la fuite de nos cerveaux. Il faut savoir que les chercheurs gagnent quatre fois plus aux États-Unis qu'en France. Donc, ça me paraît inévitable, il y aura la fuite de nos cerveaux, à moins de réévaluer les salaires de nos chercheurs par rapport à cela.
Q5- Considérez-vous l'IA comme un domaine de compétence fondamental pour les développeurs aujourd'hui ou dans les cinq prochaines années ?
Noël Paganelli : La réponse est oui. D'ailleurs, on sensibilise en tant que formation à ce genre de chose. C'est inévitable, c'est en cours, de plus en plus de fonctionnalités vont nécessiter l'IA dans le développement informatique. Il ne faut pas oublier que même si un développeur utilise l'IA, ça ne veut pas dire qu'il l'a développée de toute pièce, il ne fait que l'utiliser dans son programme. Et à l'heure actuelle, on peut justement rajouter ou apporter cette brique d'intelligence artificielle dans des programmes, assez facilement par rapport au prix, l'accessibilité d'un point de vue technique, mais surtout la puissance.
Là, le train est en marche. On voit de plus en plus d'applications Web ou mobiles qui utilisent l'IA, bien plus qu'avant, et ce n'est qu'un début. Donc oui, les développeurs aujourd'hui doivent avoir des compétences en IA. Ils doivent s'y intéresser dès maintenant, sans pour autant chercher à devenir un expert dans le domaine.
Q6- Vous êtes à la tête d'une école de codage, vous formez des élèves à devenir des développeurs Web. Parlez-nous un peu de votre école. Comment anticipez-vous la montée de l'IA et comment vous adaptez-vous aux changements qu'elle augure ?
Noël Paganelli : La Capsule est une école qui va au-delà du développement Web pur. C'est-à-dire qu'on ne forme pas que des développeurs Web. C'est une école de code en format très intensif. L'objectif c'est d'apporter des compétences techniques grâce au code, que les gens apprennent à coder soit pour devenir développeurs Web, soit des entrepreneurs qui veulent créer eux-mêmes leur premier prototype afin de passer rapidement de l’idée au produit.
Le troisième profil qu'on retrouve c'est ce qu'on appelle les profils hybrides. Ce sont des gens qui ont envie de comprendre le code, envie de gagner en autonomie, mais qui ne veulent pas forcément devenir développeurs. Ils apprennent le code juste pour mieux dialoguer avec les équipes techniques, mieux piloter des projets techniques dans les entreprises, car à l'heure actuelle, ce qu'on constate c'est qu'il y a un vrai fossé entre les équipes techniques et le reste de l'entreprise ; ce qui pose un réel problème. Ces gens ont donc pris conscience qu'il leur fallait une légitimité, une connaissance, une autonomie grâce au code, pour mener à bien leur mission.
Maintenant, comment est-ce que nous nous adoptons aux changements que va apporter l'IA ? Pour répondre à cette question, disons que nous avons introduit l’IA dans notre pédagogie, pour que les développeurs prennent conscience de l'utilité de l'intelligence artificielle et apprennent à l'utiliser très vite. Comme je l'ai déjà dit, le train est en marche et on est donc obligé de prendre l'IA en compte, pour la simple et bonne raison que de nouveaux services vont avoir besoin de l'IA et en ont déjà besoin. L'IA c'est certainement aussi une nouvelle façon de travailler grâce à l'automatisation de certaines tâches et pourquoi pas la correction automatique de certains blocs de code. Il y a plein de petites choses qui font que le quotidien du développeur risque d'être un tout petit peu changé grâce à l'IA. Il faut donc l'intégrer très vite.
Q7- Pour terminer, on parle souvent d'automatisation du codage. Qu'en pensez-vous ? Dans quelles mesures cela est-il possible ? Quelles en sont les opportunités et menaces pour les développeurs ?
Noël Paganelli : C'est déjà en marche et il y a déjà des choses qui ont été réalisées. Automatisation du codage oui, mais attention, automatisation du codage sur des problématiques bien précises et limitées, sur un périmètre, on va dire, assez simple à comprendre ou automatisable.
Par contre, dans quelle mesure cela est-il possible ? Si jamais, on parle de projets beaucoup plus complexes, pour moi, ça devient un peu utopique d'en parler aujourd'hui. La manière dont je vois les choses dans le court et moyen terme se situe sur le gain de temps pour le développeur, on sera dans une situation de gagnant-gagnant.
En ce qui concerne la notion d’opportunités/menaces, je vois plutôt les choses positivement, dans la mesure où cela va permettre au développeur de se concentrer davantage sur les tâches fondamentales et moins répétitives. En gros, l'aider ou l'assister. Au niveau de la menace, pour l'instant on n'en est pas encore là. Pour moi, viendra la problématique de la menace quand la limite de la créativité sera franchie par l'IA, parce que dans le travail d'un développeur, comme dans plein d'autres métiers, il y a une grosse part de créativité, de compréhension d'un besoin, d'ajustement, d'innovation. Donc pour l'instant, on en est encore assez loin.

Et vous ?
