Durant 2016, des journalistes, des fonctionnaires, des militaires, mais aussi des étudiants et des retraités ont été accusés d’être des « putschistes » en raison de leur usage de cette application mobile, considérée par Ankara comme l’outil de communication privilégié du réseau guléniste (la confrérie du prédicateur Fethullah Gülen, en qui les autorités turques voient l’instigateur du putsch – tentative de coup d’État – du 15 juillet 2016 contre le président Recep Tayyip Erdogan), et que les services de sécurité turcs affirment avoir infiltré plus d’un an avant le putsch manqué, en mai 2015.
Cette surveillance leur aurait permis d’analyser les communications d’environ 102 000 personnes, et d’identifier, deux semaines après la tentative de coup d’État, 40 000 sympathisants du prédicateur islamiste réfugié aux États-Unis depuis 1999, dont 600 militaires de haut rang.
Si cet argument, qui veut que quiconque a utilisé ce service de messagerie soit considéré comme un putschiste, a été critiqué par les services de défense des droits de l’homme, certaines erreurs sont survenues ; des individus ont été accusés à tort d’avoir téléchargé l’application. C’est ce que nous rapporte la CBC qui a raconté l’histoire de certaines personnes qui ont préféré garder l’anonymat.
Tuncay Beşikçi, un expert en criminalistique numérique, a déclaré que Bylock avait été téléchargé environ un demi-million de fois et comptait 215 000 utilisateurs enregistrés. Environ 100 000 d'entre eux ont été identifiés par le gouvernement turc comme de « vrais utilisateurs ».
Bylock
L’expert a tenté d’expliquer pourquoi certaines personnes, qui n’avaient pas téléchargé l’application, étaient pourtant accusées de l’avoir fait.
Selon lui, cela était dû à une seule ligne de code, qui a créé une fenêtre « d’un pixel de hauteur et d’un pixel de largeur » (une fenêtre qui est donc invisible à l’œil) ouvrant Bylock.net. Hypothétiquement, les gens pourraient être accusés d'avoir accédé au site sans l'avoir consulté de leur propre initiative.
Cette ligne de code redirigeait les gens vers le serveur Bylock ceux qui utilisaient plusieurs autres applications, parmi lesquelles une application de musique appelée Freezy, une application pour rechercher les heures de prière ou encore une application pour trouver la direction de La Mecque. Certaines personnes ont également été accusées parce que quelqu'un avec qui elles avaient partagé une connexion wifi était lié à Bylock.
Beşikçi et un autre expert appelé Peksayar sont persuadés qu'il s'agissait d'un « piège » délibéré des éditeurs de l’application. Selon eux, les développeurs ont tenté par là de semer la confusion pour que ne puissent pas être facilement identifiables les personnes réelles faisant partie de l'organisation Gülen après que Gülen lui-même soit tombé en disgrâce auprès du gouvernement turc.
Akif Demir, sur la dernière marche des escaliers, professeur d'école, a été accusé d'être un utilisateur de Bylock avant d'être blanchi.
En octobre 2016, alors que sa femme était enceinte de leur premier enfant, Akif Demir a été appelé dans le bureau de son directeur. Il ne serait plus autorisé à travailler à l'école – ni ailleurs – parce qu’il avait été identifié comme un utilisateur de Bylock.
« S’il m’avait été demandé d’écrire un scénario sur le pire moment que tu puisses vivre, je n'aurais jamais pu imaginer cela, que je serais accusé d'appartenir à un groupe terroriste », a déclaré Demir.
Il a remis son téléphone et a fait une déclaration à la police avant même qu'elle ne vienne l'arrêter, déterminé à prouver son innocence. Quand il a été interrogé, Demir a dit que la police l'avait interrogé sur un seul appel téléphonique passé un an plus tôt.
Il a cherché dans sa mémoire et s’est rappelé que c'était un agent immobilier qu'il avait appelé en cherchant sa première maison avec sa femme. Cet agent était également accusé d'avoir utilisé Bylock.
Tuncay Beşikçi, expert en criminalistique numérique
Quelques mois plus tard, alors que l’affaire n’avançait pas, l'épouse de Demir a eu vent des messages sur les médias sociaux qu’Aktaş, Beşikçi et Peksayar avaient répandus, indiquant aux victimes potentielles qu'elles pourraient peut-être blanchir leur nom. Demir leur a envoyé une vidéo plaidant son cas, avec une preuve de Google - achats dans l'App Store qui a montré qu'il avait téléchargé une application de temps de prière qui, selon les experts, était liée à Bylock.net.
Le gouvernement turc et les tribunaux du pays admettent rarement qu'ils ont tort, mais en décembre 2017, ils ont révélé la gravité de l'erreur qu'ils avaient commise en publiant une liste de 11 480 numéros de téléphone mobile. Chaque numéro représente une personne accusée à tort de terrorisme dans l'affaire Bylock.
Le numéro de téléphone de Demir était sur la liste. Il s’est considéré comme étant chanceux.
Certains, y compris Tayyip Sina Dogan, sont restés en prison pendant des mois.
Beşikçi a déclaré que la gravité des accusations poussait certains à tenter de se suicider. En effet, comme le rappelle CBC, avoir Bylock sur votre téléphone ou même connaître quelqu'un qui l’a téléchargé peut vous faire, en un instant, devenir un paria en Turquie, ce qui entraîne l'isolement, la honte, une perte de vos moyens de subsistance ou pire. Dans le récit de la CBC, une jeune maman s’est confiée et a affirmé avoir été accusée à tort d’avoir téléchargé l’application. Son mari, qui travaillait dans la marine, a perdu son emploi à cause de cela.
« Certains m'ont appelé à minuit en pleurant, me suppliant, parce que nous étions les seuls à les écouter », a déclaré Beşikçi. « Nous les avons convaincus, nous leur avons dit que nous y travaillions. »
Source : CBC, Le Monde
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