Pour de nombreux observateurs, le 1er octobre 2016, date de la fin de la tutelle américaine, marque le début d'une nouvelle ère pour l'Internet. Mais qu'est-ce que la fin de la tutelle américaine change pour les différents acteurs : internautes, registres nationaux, etc. ? À propos du modèle de gouvernance multipartite, comment sera-t-il formé et comment le pouvoir sera-t-il réparti entre les différentes parties ? Promet-il un Internet plus libre, plus ouvert et plus accessible ? Quelle est la prochaine étape avec l'ICANN ?
Pour répondre à ces différentes questions, entre autres, l'équipe de rédaction de Developpez.com est allée à la rencontre de Mathieu Weill, directeur de l’Association française pour le nommage Internet en coopération (Afnic). Mathieu copréside le groupe de travail sur l’amélioration de la gouvernance de l’ICANN.
Mathieu Weill, directeur de l’Association française pour le nommage Internet en coopération (Afnic)
Developpez.com : Pouvez-vous nous présenter l'ICANN, son rôle, ses fonctions, ses objectifs et son fonctionnement ?
Mathieu Weill : La mission première de l’ICANN est de coordonner au niveau mondial la gestion de certaines ressources clés de l’Internet : les noms de domaine de premier niveau (comme .fr, .paris ou .bzh), les adresses IP et certains paramètres techniques des protocoles de l’Internet. Dans le champ des noms de domaine, l’ICANN joue aussi un rôle de « régulateur » des domaines génériques de premier niveau tels que .com ou .org.
L’ICANN fonctionne de manière très ouverte, en essayant d’associer l’ensemble des parties intéressées à ses prises de décision en mode « bottom-up ». C’est dans ce cadre que l’Afnic y participe, en tant que registre du .fr notamment : nous contribuons aux travaux pour y exiger une plus grande ouverture à l’international, l’amélioration de la gouvernance et la reconnaissance des spécificités européennes.
Le 1er octobre, l'ICANN s'est défait de la tutelle américaine. Pouvez-vous nous expliquer le rôle que jouaient les États-Unis dans la gestion de l'ICANN et pourquoi il était important que l'ICANN devienne une organisation indépendante ?
Par le biais d’un contrat avec l’ICANN, les États-Unis disposaient d’une sorte d’épée de Damoclès sur l’ICANN. Ils avaient la possibilité régulièrement de lui retirer sa mission. En outre, sur chaque modification de la racine, par exemple des opérations sur le .fr, leur validation était requise. Ils n’ont jamais abusé de ces pouvoirs, mais le simple fait qu’ils existent était une anomalie : pourquoi un pays, seul, pourrait-il influer sur les ressources techniques d’un réseau mondial ?
Qu'est-ce que la fin de la tutelle américaine change pour les différents acteurs : internautes, registres nationaux, etc. ?
Au quotidien, pour les internautes et pour les acteurs numériques, la fin de la tutelle américaine ne change rien. Le changement, quoi que symbolique, est plus sensible pour un registre comme l’Afnic puisque désormais, les États-Unis ne peuvent plus, même en théorie, intervenir sur le .fr. C’est un gain de souveraineté.
Le véritable changement bien sûr est pour l’ICANN, qui est dotée de mécanismes de gouvernance renforcés, avec un meilleur équilibre interne des pouvoirs. Ses nouveaux statuts sont entrés en vigueur le 1er octobre, dès l’expiration du contrat.
À propos du modèle de gouvernance multipartite, comment sera-t-il formé et comment le pouvoir sera-t-il réparti entre les différentes parties ?
L’ICANN a jusqu’ici fonctionné avec un Conseil d’administration doté de nombreux pouvoirs. La tutelle américaine fournissait une sorte de garde-fou. Les réformes qui sont entrées en vigueur, après deux ans de travaux, établissent une séparation des pouvoirs, sur le modèle d’une constitution. Le conseil d’administration demeure au cœur de l’exécution, mais ses décisions seront susceptibles, si elles ne respectent pas les statuts, de recours devant une sorte de cour d’appel composée de 7 membres.
En outre, une supervision du conseil d’administration par l’ensemble des constituantes de l’ICANN est mise en place. Ces constituantes incluent les représentants des utilisateurs, du secteur privé, de la communauté technique et, élément nouveau, les gouvernements. Si ces constituantes se mettent d’accord, elles pourront rejeter un budget, les modifications de statut, ou même démettre les membres du conseil d’administration de leurs fonctions.
La gouvernance multipartite promet-elle un Internet plus libre, plus ouvert et plus accessible ? Quels sont ses avantages et ses éventuels inconvénients ?
Les nouveaux mécanismes de gouvernance de l’ICANN mettent un accent très fort sur l’Internet ouvert, qui se trouve au cœur des statuts de l’ICANN. De nombreux garde-fous sont également mis en place pour éviter toute tentation d’utiliser l’ICANN pour réguler les contenus. De ce point de vue, ces réformes consolident les protections contre certaines velléités de fermeture, de fragmentation ou même de censure via l’ICANN.
La gouvernance multipartite est l’un de ces garde-fous, car elle repose sur le principe du consensus entre les parties prenantes. Ni le secteur privé ni les gouvernements ne peuvent dicter leur loi. C’est très important dans un monde où la confiance qu’on peut accorder aux uns et aux autres sur le long terme est très limitée. L’inconvénient de ces mécanismes tient à une certaine complexité, une certaine lenteur à aboutir à des conclusions, mais au vu de l’enjeu de sécurité et de stabilité de l’Internet, c’est sans doute acceptable.
Enfin, bien sûr, il y a bien d’autres voies que l’ICANN pour que les tentations évoquées ci-dessus s’exercent.
Quelle est la prochaine étape dans la transition et qu'en est-il de la feuille de route de l'ICANN ?
La transition est désormais effectuée, et de ce point de vue une étape majeure a été franchie. Pour autant, en ce qui concerne l’ICANN, ce n’est qu’une étape et il reste beaucoup à faire pour rendre l’organisation réellement ouverte à la diversité des acteurs de l’Internet aujourd’hui. Après les changements de structure, il faut maintenant s’attaquer à la culture. Je continue d’ailleurs, au nom de l’Afnic, de coprésider le groupe de travail sur l’amélioration de la gouvernance de l’ICANN, qui poursuit ses travaux.