Rappelons le contexte de cette affaire. Le cas se déroule en Allemagne où, pour les besoins de son activité, Tobias McFadden propose l’accès gratuit au Wi-Fi. Une œuvre protégée par Sony a été téléchargée via cette connexion qui s’est aussitôt empressé de porter plainte en 2010. Sony a demandé à la justice d’obliger Tobias à verrouiller son accès Wi-Fi par un mot de passe et de réparer le préjudice subi. Si la justice allemande avait d’abord statué en faveur de Sony en janvier dernier, dans le cadre d’un recours, elle a sollicité la CJUE pour être éclairée, étant donné qu’elle avait des doutes sur l’application de la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique en matière de responsabilité.
Maciej Szpunar, avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne, a donné son avis, qui n'est pas contraignant, et a estimé que McFadden remplit les conditions pour prétendre à la limitation de sa responsabilité, notamment :
- le fournisseur de service ne doit pas avoir initialisé la transmission ;
- il ne doit pas avoir choisi le destinataire de la transmission ;
- il ne doit pas avoir choisi ou modifié l’information contenue dans la transmission.
Mais la CJUE a pris une décision aujourd'hui quelque peu déroutante. La CJUE rappelle « qu’en cas de violation illicite du droit d’auteur ou d’un autre droit protégé par la présente loi, la personne lésée peut demander à ce qu’il soit mis fin au préjudice ; en cas de risque de récidive, elle peut demander une injonction d’interdiction.[...] Celui qui commet l’infraction de manière intentionnelle ou par négligence doit indemniser la personne lésée pour le préjudice qui en résulte. [...] ».
Et de rappeler également que, dans la jurisprudence nationale concernant la responsabilité indirecte des prestataires de services de la société de l’information (Störerhaftung), il ressort de la décision de renvoi que, en droit allemand, une personne peut voir sa responsabilité engagée en cas de violation d’un droit d’auteur ou de droits voisins commise par elle soit directement (Täterhaftung), soit indirectement (Störerhaftung). En effet, l’article 97 de la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins est interprété par les juridictions allemandes en ce sens que la responsabilité, en cas de violation, peut être engagée envers une personne qui, sans être auteur ou complice de cette violation, y contribue délibérément (Störer).
À cet égard, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) a jugé, dans un arrêt du 12 mai 2010, Sommer unseres Lebens (I ZR 121/08), que la personne privée exploitant un réseau wifi avec accès au réseau Internet peut être qualifiée de « Störer » lorsqu’elle n’a pas sécurisé son réseau au moyen d’un mot de passe, de manière à permettre à un tiers de violer un droit d’auteur ou des droits voisins. Selon ce jugement, il est raisonnable pour un tel exploitant du réseau de prendre des mesures de sécurisation, comme un système d’identification au moyen d’un mot de passe.
Dans sa conclusion, la CJUE avance que l’article 12, paragraphe 1, de la directive 2000/31 doit être interprété en ce sens « qu’il ne s’oppose pas, en principe, à l’adoption d’une injonction qui, telle que celle en cause au principal, exige d’un fournisseur d’accès à un réseau de communication permettant au public de se connecter à Internet, sous peine d’astreinte, qu’il empêche des tiers de mettre à la disposition du public, au moyen de cette connexion à Internet, une œuvre déterminée ou des parties de celle-ci protégées par le droit d’auteur, sur une bourse d’échanges Internet (peer-to-peer), lorsque ce fournisseur a le choix des mesures techniques à adopter pour se conformer à cette injonction, même si ce choix se réduit à la seule mesure consistant à sécuriser la connexion à Internet au moyen d’un mot de passe, pour autant que les utilisateurs de ce réseau soient obligés de révéler leur identité afin d’obtenir le mot de passe requis et ne puissent donc pas agir anonymement, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier ».
La Cour précise « qu’il doit être constaté qu’une mesure consistant à sécuriser la connexion à Internet au moyen d’un mot de passe peut dissuader les utilisateurs de cette connexion de violer un droit d’auteur ou des droits voisins, pour autant que ces utilisateurs soient obligés de révéler leur identité afin d’obtenir le mot de passe requis et ne puissent donc pas agir anonymement, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier ». En clair, elle recommande de bannir les accès gratuits et anonymes au Wi-Fi dans les bars, les cafés ou les hôtels en Europe.
Une décision qui n’est pas au goût de tout le monde. Pour Martin Husovec, professeur assistant en loi de propriété intellectuelle à l’université de Tilburg, la Cour de justice « s’est foutu de McFadden ».
Pour la député Julia Reda du Pirate Party, cette décision vient tirer sur le projet du Wi-Fi pour tous en Europe dévoiler par Jean-Claude Juncker. « Le projet de Wi-Fi gratuit de Juncker est destiné aux voyageurs, aux réfugiés mais également à d'autres groupes qui pouvaient ne pas s’attendre à être identifiés avant de pouvoir utiliser une connexion Wi-Fi. La commission vante même sa nouvelle initiative comme n’exigeant pas de mot de passe. Pourtant, cette décision signifie que les titulaires des droits d'auteur seront en mesure de déjouer ce projet et d’exiger des fournisseurs gratuits Wi-Fi la restriction à l'accès à leurs réseaux ».
La député allemande Cornelia Ernst avance pour sa part que « la capacité de communiquer de façon anonyme sur internet est une pierre angulaire de notre droit à la vie privée. En mettant des lois de copyright au dessus du droit à la vie privée ici, cette décision fait payer un lourd tribu à ceux qui ont besoin de vie privée sur internet ».
Source : décision de justice
Voir aussi :
La Commission européenne veut le Wi-Fi gratuit pour tous et injecte 120 millions d'euros dans le projet Wifi4EU pour connecter 6 à 8000 communautés